Europe, octobre 2007, par Riccardo Smolen

Ce livre se compose de huit récits qui recèlent chacun un monde tout en formant ensemble une constellation. Qu’ils aient pour cadre une maison, un jardin, un territoire frontalier ou une île, le narrateur tend à y faire chaque fois l’expérience d’une porosité ou d’une circulation des signes entre la mémoire et le présent, entre le calme et l’inquiétude, entre l’immobilité et l’errance, entre la lucidité et l’égarement. Dans le miroitement des récits se dessinent aussi des lignes de tension entre la retraite solitaire et l’ouverture au monde, entre l’intime et chaude proximité des êtres et l’emprise oppressante qu’ils sont susceptibles d’exercer sur autrui, comme on le voit dans « Une terreur » où la figure tyrannique du père ranime non seulement le souvenir de la célèbre lettre que Giacomo Leopardi adressa à son géniteur lorsqu’il voulut fuir Recanati, mais plus encore l’impressionnante silhouette du vieillard qui se dresse dans Le Verdict de Franz Kafka. L’angoisse peut se colorer de teintes fort diverses, de nuances inattendues, comme en témoignent dans ce livre plusieurs récits qui font sourdre au sein d’un univers familier tous les degrés possibles de l’étrangeté, de la plus ténue à celle qui confine au fantastique. À cet égard, la plus longue nouvelle du recueil, intitulée « Un retour », est une manière de chef-d’œuvre, tant s’y multiplient et s’y imbriquent les ondes magnétiques du trouble. Le heurt entre le désir et l’événement imprévisible qui le surprend ou le déconcerte, le basculement du connu à l’inconnu, la zone où le tangible est imperceptiblement submergé par l’épanchement du rêve ou de l’hallucination, voilà encore quelques motifs chers à Jean-Yves Masson. Dans le dernier récit, « Ultimes vérités sur la mort du nageur », l’écrivain semble nous livrer une des clés de sa poétique : « Il répétait souvent que l’important n’était pas l’activité à laquelle on consacrait ses forces, mais la quantité d’inconnu que l’on parvenait à faire surgir grâce à elle. » Le narrateur rapporte ici des propos tenus par le personnage central du récit, un jeune homme qui choisira comme point culminant de sa vie un défi au terme duquel son existence et son visage même seront offerts en sacrifice à l’élément marin. Entre le fulgurant séjour terrestre du nageur et le ressouvenir de l’ami qui retrace son destin, cinquante ans se sont écoulés. Si l’on relève cet écart, c’est que les récits de Jean­-Yves Masson sont aussi une remarquable exploration du temps, de sa texture, de ses strates, des assonances que l’on croit percevoir ou que l’on espère retrouver entre le moment présent et « l’ordre des anciens jours ». Au plus profond du texte, comme une source enfouie, le souvenir de Nerval est présent. Mais le « soleil noir de la mélancolie » n’est pas exactement celui qui se lève sur ces pages, baignées par une autre lumière, traversées par des ombres anciennes et nouvelles à la fois : « Il est impossible que les moments de notre vie où le temps, qui se laisse oublier d’ordinaire, se rappelle à nous plus vivement à l’occasion d’un brusque changement, n’éveillent pas en nous une certaine mélancolie. Mais il n’est pas dans ma nature de céder à de tels sentiments, et d’ailleurs le plus inquiétant de ce que j’éprouvais n’était pas véritablement de la mélancolie. » C’est dans l’écart et la différence suggérés par ce « pas véritablement » que s’ouvre le domaine de l’écriture, celui de « l’homme qui écrit, écrit, décrit, déplie indéfiniment la même phrase lancinante à la poursuite d’une infime parcelle du monde ».