La Liberté, 15 février 2014, par Alain Favarger

Goethe, le théâtre et la vie

Jean-Yves Masson. Dans un roman insolite, l’écrivain ressuscite l’icône du romantisme allemand. Ou comment les forces de la vie peuvent conjurer celles de la destruction.

Cinéma, littérature, la mode est au « biopic », ces opus qui se servent de la vie et du parcours d’un personnage célèbre pour dépeindre les enjeux d’une époque. Et cerner la psychologie profonde d’acteurs clés de la vie littéraire, artistique ou politique, par ailleurs souvent largement détaillée dans les vastes sommes biographiques les concernant. Où le biographe, tel un Sherlock Holmes au flair imparable, scrute les moindres recoins de son sujet, dont l’intimité est vouée à être exposée comme si on y était.

Rien de tel dans le dernier livre de l’écrivain français Jean-Yves Masson. Bien informé et fort d’une fréquentation assidue de son modèle et de son œuvre, il se saisit d’un épisode de la vie du grand Goethe (1749-1832). Quand celui-ci, au faîte de sa gloire et au soir de sa vie, assiste à la destruction du théâtre de Weimar dont il avait été l’un des principaux instigateurs et qu’il avait dirigé pendant une trentaine d’années. On est en mars 1825. En une nuit, l’édifice, qui faisait la fierté de l’élite du duché emblématique de l’Allemagne montante du XIXe siècle, est réduit en cendres. Un spectacle phénoménal auquel, médusés et impuissants, assistent entre exclamations et cris d’effroi les habitants de la petite ville. Tout le monde est là, du simple pékin au gratin de l’aristocratie locale, y compris le grand-duc en personne, Charles-Auguste de Saxe-Weimar Eisenach, posté un peu à l’écart, incognito, un cigare entre les doigts.

Mozart et sa magie

Après une description minutieuse de l’événement, le romancier focalise son attention sur l’affliction du vieux Goethe voyant s’envoler en fumée ce lieu qui a été le réceptacle de tant d’émotions. Passé l’abattement des premiers jours, l’homme se ressaisit, rassemblant les meilleures énergies pour recréer une scène chez lui, à défaut de pouvoir le faire dans la grande salle de l’Hôtel de Ville. Tout l’intérêt du livre est de nous montrer l’auteur des Souffrances du jeune Werther à l’œuvre. Déployant une énergie considérable, malgré les fatigues et les maux de l’âge. Or l’homme est frileux, quelque peu édenté, obsédé par la peur de la mort. Celle-là même qui l’a empêché naguère d’accompagner sa femme dans son agonie. Souvent terré dans son bureau, il ne rechigne pourtant pas à jouer avec son petit-fils préféré, Wolfgang, dont les parents, son fils et sa belle-fille, vivent dans l’appartement au-dessus du sien.

C’est cet homme vieillissant, en proie au doute, qui réussit à organiser chez lui, dans sa vaste demeure, une représentation de La Flûte enchantée de Mozart. Comme un défi face à l’inertie du pouvoir en place et du grand-duc, dont il a été pourtant longtemps le conseiller le plus influent. L’organisation de ce concert privé, quasi clandestin, telle une cérémonie secrète, devient alors une sorte de symbole de vie contre l’emprise du déclin. Quand un malheur surgit, quand la mort frappe, suggère Goethe, « il importe de réaffirmer au plus vite les forces de la vie ». Et rien ne vaut la magie de la musique de Mozart pour insuffler un nouvel élan, recréer le « cercle enchanté » des quêteurs d’absolu.

Espoir d’immortalité

On reprochera sans doute à Jean-Yves Masson d’appuyer son propos sur une longue exégèse du célébrissime opéra de Mozart. Disséquée en tous sens, au risque d’affaiblir le tempo du récit, l’œuvre du prodige de Salzbourg et de son librettiste Emanuel Schikaneder permet au romancier de révéler la nature profonde de Goethe. Ses goûts, ses penchants comme toute sa philosophie de l’amour. S’y opposent la noirceur maléfique du personnage de la Reine de la Nuit, qui opprime, capture les âmes, et la beauté du double duo Tamino-Pamina, Papageno-Papagena, incarnation de l’énergie et l’amour sublime. L’auteur donne alors au ravissement de Goethe la puissance du mythe, dont la femme est le cœur battant, homme et femme « atteignant l’un par l’autre à la divinité. »

Symbolisme de la flûte enchantée, taillée dans un chêne vénérable, véritable talisman dans la traversée des épreuves. Puissance consolatrice des rêves. Éloge de l’amour comme joie pure des corps, capable de survivre « aux charmes naturels qui l’ont d’abord éveillé ». L’amour comme attachement, tendresse et compassion. C’est bien ce qui touche Goethe dans la grâce juvénile du chef-d’œuvre mozartien. il y projette une dernière flambée de son imaginaire passionné et mélancolique. Un espoir peut-être de cette immortalité à laquelle il n’arrive pas à renoncer, malgré son scepticisme hérité des Lumières. Tout cela dit avec beaucoup de justesse par l’auteur dont la plume alerte se coule dans celle d’un témoin anglais aussi inconnu qu’incisif. Signe des dieux, le poète mourra le 22 mars 1832, sept ans jour pour jour après l’incendie de son cher théâtre !