Le Courrier (Suisse), 12 octobre 2002, par Marc Van Dongen

Grandeur et misère de Pierre Michon, roi lettré, saccus merdae

L’auteur des légendaires Vies minuscules cède deux nouvelles raretés aux Éditions Verdier, Corps du roi et Abbés, qui précisent et enrichissent un des systèmes littéraires parmi les plus passionnants de ces vingt dernières années. Coup de projecteur sur une œuvre exigeante, dont l’aura et l’audience ne cessent de croître.

Pierre Michon l’écrit en rêvassant sur Flaubert, sur un portrait de Samuel Beckett ou sur celui de William Faulkner en farmer endimanché : le « roi » (comprenez l’artiste) a deux corps. L’un est sa misère ; l’autre sa grandeur. L’un, c’est ce « corps éternel, dynastique, que le texte intronise et sacre » (et qui donnera, pour peu qu’on y croie, l’icône du « Grand Auteur », la gloire et le salut). L’autre est « mortel et fonctionnel, [il] va à la charogne », il peut se soûler ou se manquer de respect, peu importe, il roulera au caniveau, que ce soit celui de Beckett ou de Flaubert, de Faulkner ou de l’auteur lui-même. Mêlé au « corps de l’Auteur », au « Verbe vivant », il y a donc l’« incarnation ponctuelle », le saccus merdae, dont ces Corps du roi aiment à tirer des clichés simultanés.

C’est qu’« on ne peut guère prendre la photo du saccus merdae nommé Samuel Beckett sans qu’apparaisse dans le même moment le portrait du roi, la littérature en personne », lit-on, portrait à l’appui, dans le premier des cinq récits de Corps du roi. De même, la photo « mythologique » de Faulkner à laquelle le narrateur se réfère dans « L’éléphant » – « fabrique de l’icône avec une chair qui peut-être a la gueule de bois ». À cette opposition symbolique des corps, s’ajoute ici une question familière de l’œuvre : la « volonté de triompher en ce monde par les lettres » est-elle sensée ? Autrement dit, l’écriture est-elle « digne d’effort » ? Si les hommes ou les conventions ont sacré des auteurs, Pierre Michon recherche pour sa part la couronne sur leurs têtes et pose une nouvelle fois la question lancinante de la valeur artistique.

Bois et feuillage

L’image de la dualité du corps (tantôt « bois mort », masse inerte et insensée, tantôt « feuillage », bruissement et souffle divins) réapparaît sous des formes diverses dans l’œuvre de Pierre Michon, auteur en une dizaine de brefs récits poétiques d’un livre unique aux mille facettes. Peintres ou poètes (Vie de Joseph Roulin, Maîtres et serviteurs, Rimbaud le fils), guerriers mélancoliques (Mythologies d’Hiver, L’Empereur d’Occident), porcher avide d’art et de femmes (Desiderii, dans Le Roi du bois) ou pochard spirituel (Georges Bandy, l’abbé défroqué d’une exemplaire « vie minuscule »), tous se sont vus, dans sa mythologie romanesque, affublés d’une défroque piteuse et cherchant, inassouvis, inachevés, leur « corps glorieux » dans le Sens. Le Sens, chez Michon, beaucoup l’imaginent dans les plaisirs de la chair. D’autres y aspirent par la lettre ou par la peinture, à travers cette « besogne catastrophique » qu’est le travail symbolique.

Brillantes variations sur les thèmes de la grandeur rêvée et de la misère réelle du créateur, les récits de Corps du roi interrogent l’art et la force créatrice dans une écriture qui use, précisément, du plus grand art et qui opère, du même coup, une singulière mise à plat des valeurs.

L’homme et l’auteur

Car Michon fait tomber tous les masques de l’écrivain. Le « petit théâtre intérieur » dont il a besoin pour bâtir son œuvre, il l’exhibe. Corps du roi ironise fraternellement sur la pose de l’artiste, sur sa mythification, corollaires de tout projet littéraire ambitieux. Dans Corps de bois (titre du deuxième récit), Flaubert, dont il est dit qu’il « se fabriqua un masque qui lui fit la peau et avec lequel il écrivit des livres », « fait le moine et le forçat » et devient – c’est confirmé par l’expression ambivalente « se fit la peau » – cet emblème du sacrifié : le « père en misère » des auteurs. Si la littérature promet la gloire à l’auteur, elle est donc, aussi, avant tout, un piège et une prison pour l’homme. Pour écrire, selon Michon, « pour sérieusement appeler littérature sa propre parole », l’écrivain est condamné (depuis Flaubert ?), à « faire le forçat », à se monter « in petto le coup du Grand Auteur », à « se coudre le masque [de l’écrivain] à pleine figure ». Au risque d’y perdre la jouissance du monde. À celui qui vient après les monstres sacrés, la littérature demande donc le « texte absolu », le « texte qui tue ». Autant dire qu’elle demande la lune. Auteur et nécessairement imposteur, si l’on suit sa pensée, Pierre Michon lève par ailleurs un tabou : il fait du « coup de bluff » littéraire, de la duperie du démiurge, un des sujets du livre, tout en se mesurant lui-même à cette aune.

Crocodile ou poisson

D’après le bestiaire métaphorique de Corps du roi, trouver grâce en littérature c’est devenir « Éléphant » (Faulkner) ou « Crocodile », c’est-à-dire Victor Hugo, un autre modèle de « Père », « pour qui tous les écrivains de son temps n’étaient que petits poissons pilotes, oiseaux pique-bœufs […] ». Les autres, les écrivaillons et les suiveurs, les « valets » ne sont, dans cette perspective, que « bonnement humains, communautaires, citoyens ». Voilà tout. L’alternative est aussi simple que cruelle : il s’agit ici de devenir le khalife à la place du khalife, « le Grand Crocodile, la suprême instance, ou rien […], un littérateur, un pique-bœuf, un laquais, une putain du bruit public ». Dans le style à la fois fluide et « éléphantesque » qui est le sien – mélange de pureté classique et de brutalité, Pierre Michon évoque les auteurs tutélaires en les imaginant à l’instant où ils deviennent « rois », alors qu’ils sont encore pris entre le rêve d’un destin glorieux et la menace de l’oubli éternel.

Le bois mort du monde

Or, où trouver la « ratification surnaturelle de la toute-puissance de l’écrit », se demande le narrateur. Sûrement pas au Musée du Carnavalet, où il emmène le lecteur pour constater des masques de « Grands Auteurs » offerts à la poussière et au pathétique de la postérité. C’est qu’il n’est pas béat devant leurs figures, Pierre Michon, il reste comme médusé en songeant à leurs efforts démesurés. C’est ici l’étonnante lucidité d’une pensée où la gloire littéraire peut tout aussi bien paraître dérisoire, où tout n’est peut-être que vent et vanité. Là, « le monde est un bois mort », les désirs sont inassouvis. « Nous passons, l’art ne reste pas. Il ne réchauffe guère. » Et le narrateur de se lancer dans une poignante séquence en ubi sunt : « Où est le feuillage, où est la Parole, où sont passés les sons vagues et profonds qui donnent du sens aux hommes et des feuilles parlantes aux cimes des forêts ? » Dans le livre ? Dans le texte ? « Le monde se passe de prose », écrit Michon en conclusion de la très belle rêverie sur la vie de Flaubert. Mais il faut bien sûr comprendre que le monde se passe aussi en prose. Car ce qui est digne d’efforts, on le lit plus loin, c’est « sortir de l’humanité et la surplomber, la couvrir de son ombre, la couvrir de son bruit, l’enfouir sous son feuillage […] ». Et « le feuillage, c’est le livre ». Il n’y a pourtant jamais lieu, ici, de se réjouir à l’excès. Les tentatives d’élévation, de respiration, sont souvent suivies chez Michon, d’une sanction immédiate, chute ou humiliation, qui annihile le sentiment passager de la toute-puissance.

Corps roué de coups

C’est ce que raconte « Le ciel est un grand homme ». Dans ce récit à la première personne, qui clôt le recueil, le faux roi Michon (il s’y voit ironiquement sous les traits de l’ancien président François Mitterrand), se met à nu par le biais d’anecdotes exemplaires. Triomphant à la sortie d’une lecture publique, il se sent « comme un imperator », foule le monde aux pieds avant de tomber devant des hommes qui lui rappellent, en le rouant de coups, sa condition de mortel. Si cette ultime partie déborde parfois d’un sentimentalisme convenu (on pense au récit d’un séjour en Éthiopie), elle présente aussi l’intérêt d’inscrire l’auteur dans la dialectique du « roi » et du saccus merdae qui valait déjà pour Beckett. Ici, le narrateur (également auteur) confesse son orgueil, fanfaronne, puis s’agenouille, vaincu, sous un ciel intouchable. Pendant misérable de l’expérience de la grandeur, la scène conclusive de Corps du roi offre alors au lecteur la double vision, émouvante, d’un homme ordinaire et d’un auteur majuscule.

Récentes contributions critiques

Depuis la parution, en 1984, des Vies minuscules, l’œuvre de Pierre Michon n’a cessé d’exciter l’intérêt des auteurs et de la critique universitaire. Deux récents ouvrages (parus en 2002) viennent étoffer une bibliographie déjà riche de nombreux articles, mémoires et études parmi lesquels figurent les travaux subtils de Jean-Pierre Richard, écrivain et critique. Aux Éditions Droz, La Province en héritage de Sylviane Coyault-Dublanchet aborde l’œuvre de Pierre Michon en même temps que celles de Pierre Bergounioux et de Richard Millet, tous trois Limousins sous l’angle des déterminismes de la province. Empruntant à l’analyse sociologique, la réflexion de l’auteur s’attache à montrer la singularité d’une écriture qui se détache de tout « régionalisme », bien qu’elle se nourrisse d’un rapport conflictuel à la langue « officielle ». Deux chapitres entièrement dévolus à Pierre Michon (« Épiphanie et bouffonnerie de la vocation » et « La Grâce de l’éphémère ») offrent, par ailleurs entre sociologie de l’art et critique littéraire une lecture éclairante des principaux textes de Pierre Michon. Quant à l’Université de Saint-Étienne, elle publie Pierre Michon, l’écriture absolue, un ouvrage qui rassemble les actes d’un colloque consacré à l’auteur en mars 2001. Le volume contient quelques contributions substantielles et donne un aperçu des différentes tendances sociologique, théologique, psychanalytique, philosophique qui enrichissent l’analyse de l’œuvre. S’il ne fallait citer que deux contributions, retenons celles de Michel Volkovitch, auteur d’un article aussi séduisant que rigoureux sur l’emploi des temps verbaux chez Michon, et de Dominique Viart, spécialiste des écritures contemporaines, qui développe ici la notion de « fictions critiques » tout en situant l’auteur dans l’histoire littéraire des dernières décennies.