Télérama, 22 janvier 1992, par Michèle Gazier

Au bout des souvenirs

Un écrivain, rendu pour dix jours à sa solitude – sa jeune compagne journaliste est partie couvrir la guerre du Golfe – tente de terminer le dernier chapitre d’un roman. C’est la nuit du point final. La terrible nuit où il doit faire mourir son personnage. Mais son corps se venge d’une telle tension : une lancinante douleur s’éveille en lui côté cœur. Les vieux fantômes l’assaillent. L’acte d’écrire n’est jamais banal, et il faudrait être bien naïf pour croire qu’un roman ne s’écrit qu’au stylo, à l’encre ou à l’ordinateur.

Le Balcon d’Angelo est un angoissant huis clos : quatre murs aveugles et un balcon suspendu cinq étages au-dessus de la vraie vie. Dans la chambre-bureau, caverne platonicienne sur les murs de laquelle défilent les ombres du passé, le romancier tourne le dos au monde. Happé par ces images d’hier qu’il tente de saisir, d’emprisonner pour qu’elles deviennent chair de sa création littéraire, il perd le fil du réel. Le temps enfle. Ne dit-on pas des jours heureux qu’ils passent comme l’éclair et qu’en revanche l’heure du malheur s’éternise ? Le temps de l’angoisse, lui, tend à s’identifier à l’éternité immobile de la mort. Et le rythme de la respiration, de la fiction, de la vie s’accorde à cette boucle obsédante des souvenirs qui bégaient. Lumière jaune de l’écran, douleur de poitrine, visions de la mère qui ressasse des rancœurs, images fulgurantes de la femme aimée, une chevelure lisse, un regard gris si loin ce soir, et cette scène récurrente de la jeune sentinelle précipitée dans le vide du haut de son mirador, quelque part dans les brumes d’hier et la nuit d’Algérie…

Comment écrire tout cela ? Comment ne pas mentir, ne pas sublimer, ne pas détruire la fragile vérité de la vie ? Si le narrateur du Balcon a toutes les peines du monde à échapper à la simplicité, à laisser couler les mots, à canaliser ses peines, Hugo Marsan, lui, trouve sa musique intérieure. Pas une symphonie avec grand orchestre et chœur, pas une petite musique de chambre aux violons acidulés, mais plutôt une cantate. Voix grave qui frôle les sanglots et les larmes sans jamais se briser,Le Balcon d’Angelo est un livre d’une surprenante fluidité, d’une incroyable souplesse. Et pourtant que de tensions, que de mal-être, que de fantômes à exorciser entre ces pages d’inquiétude domptée.

Le narrateur, et après lui le lecteur sont saisis par le vertige. Pas celui, bien usé, de la page blanche, mais celui de la page à blanchir, de la mémoire à vider, du passé à liquider. Écrire, ce n’est pas remplir l’espace de signes mais faire le vide en soi. Aller jusqu’au bout de ses souvenirs, refaire tous les chemins qui ne mènent nulle part. Jusqu’à épuisement des mots et des images. Et là, dans cet espace incertain, lorsqu’il reste à peine une vision, une impression : l’émotion d’une jeune fille sur un balcon de province, le désarroi d’un soldat, le regard perdu d’une mère, tout reconstruire, comme Descartes agrippé à son « je pense » pour affirmer son être. Je souffre, j’aime, j’oublie tout, je me souviens – donc j’écris.