Centre national du livre, 6 octobre 2009, par Laurent Demanze

Voilà plus de quinze ans que Pierre Michon aiguise ce bref et dense récit, tranchant comme la guillotine qui scande l’époque révolutionnaire. Plus de quinze ans, malgré des publications partielles en revue, mais plus longtemps encore si l’on en croit l’obsession révolutionnaire qui le taraude et cristallise la grande fracture généalogique de son œuvre : la mise à mort d’un père par des fils querelleurs, qui s’entredéchirent à leur tour. Plus de quinze ans enfin, mais depuis son premier récit,Vies minuscules publié en 1984, il n’a pas cessé d’éprouver la fascination des images et des peintres, car tout ce qu’il a écrit est sous-tendu par la présence parfois invisible de la peinture, celle de Van Gogh, Watteau ou encore Goya.

Contrairement à Vie de Joseph Roulin ou Maîtres et Serviteurs, Pierre Michon invente ici un peintre, François-Élie Corentin, et un tableau, censé représenter les onze membres du Comité de salut public. Dans une première partie centrée sur l’enfance de l’artiste, Pierre Michon dévide ses thèmes centraux : l’enfance sans père, la proximité troublante du corps maternel, mais aussi l’épaisseur concrète d’un paysage, le labeur des Limousins, et l’engluement dans un sol stérile. C’est tout un versant tiepolien de la vie du peintre qui est ici évoqué, une enfance lumineuse avant les jours obscurs de la Terreur. Car aux éblouissements des premières années, vont bientôt succéder les clairs-obscurs de la Terreur, les teintes caravagesques des sombres journées révolutionnaires. Il y va d’une alchimie ici, mais d’une alchimie ténébreuse qui fonctionne à rebours dans ce livre, et qui mène de la lumière dorée des origines au fond obscur du tableau.

Ce tableau n’est pourtant jamais décrit, mais s’échafaude dans l’imaginaire du lecteur par la seule apparition des membres du Comité, par ses incessantes métamorphoses ou par la parole du narrateur qui nous le commente dans la pièce centrale du Louvre. Tour à tour représentation des nouveaux seigneurs d’un monde sans roi, mise en scène de criminels impardonnables ou grande fresque préhistorique, le tableau est emporté par la langue du narrateur, roué comme un bateleur et hâbleur comme un comédien. Car ce récit est aussi celui d’un théâtre. Le théâtre de la Terreur d’abord, quand on endossait pour ainsi dire la défroque romaine pour discourir dans la grande rhétorique d’alors. Celui aussi des apparences, où le même tableau peut être en même temps célébration des libérateurs et condamnation des tyrans. Celui enfin d’une écriture, qui ne recule devant aucun effet de manche pour nous faire halluciner la présence magistrale d’un tableau fictif.