Grande Galerie, le journal du Louvre, juin 2009, par Adrien Goetz

Pierre Michon offre un tableau au Louvre

Le tableau vous dit quelque chose. Il suffira de le voir pour s’écrier : « Mais bien sûr ! » C’est un portrait de groupe qui représente les onze membres du Comité de salut public, peint par un artiste proche de David et de Girodet, François-Élie Corentin, dit aussi Corentin de la Marche, né en 1730 à Combleux, près d’Orléans, mort on ne sait quand. L’artiste n’est pas très connu, mais la toile est un chef-d’œuvre. Elle figure en entier ou en détails dans bien des livres d’histoire. Elle est exposée au Louvre, bien sûr, dans le pavillon de Flore. Une vitre blindée la protège, car son sujet suscite encore les passions et les haines. Cette toile de grand format bénéficie d’une salle pour elle seule, précédée d’un vestibule qui permet de s’informer sur les onze figures qui la hantent. Leurs noms sonnent comme une ritournelle, glorieuse ou sanglante, selon la musique qu’on y met : Billaud-Varennes Carnet, Prieur (de la Marne), l’autre prieur (de la Côte-d’Or), Couthon, Robespierre. Collet (d’Herbois), Barrère (de Vieuzac), lande, Saint-Just et Jean-Bon Saint-André. Géricault a esquissé une étude a l’huile, Corentin en ventôse reçoit l’ordre de peindre les Onze, qui se trouve au musée Girodet de Montargis. Michelet a décris le tableau dans son Histoire de la Révolution française. Vous ne voyez toujours pas ?

Le bruit court que Pierre Michon est le plus grand écrivain français d’aujourd’hui, et c’est peut-être vrai. La postérité le dira. Un style ample, des images tranchantes, quelques obscurités et quelques archaïsmes, il excelle dans cette peinture de la Terreur. On sent à chaque phrase qu’il est nourrit des textes en prose de Baudelaire – quand il décrit Marat assassiné –, de Michelet, d’André Suarès. Son austérité, la sobriété de ses titres, Vies minuscules, Corps du roi, Abbés, le graphisme minimal des éditions Verdier qui publient presque tous ses livres, sa vie de reclus dans une ferme de la Creuse – où l’irremplaçable Pierre-André Boutang était allé le filmer naguère pour Arte – tout a contribué à le transformer déjà en une sorte de mythe. Depuis la disparition de Julien Gracq, un étrange snobisme littéraire a tendance à statufier Michon. écrivain « confidentiel » dont tout le monde parle. Il doit en rire, car il est bien vivant. Il a souvent parlé des peintres, dont il a fait ses personnages, de Watteau à Van Gogh. Ses Onze sont une Cène sans rédempteur ni Judas, un alexandrin décapité.

En inventant ce tableau imaginaire dans une salle du Louvre, il glisse des images d’autres œuvres qu’il garde en mémoire. C’est un des grands plaisirs qui accompagne la lecture de ce dernier livre. Les Onze, entièrement consacré à ce tableau révolutionnaire qui n’exista jamais. On voit passer Tiepolo et Rubens, on pense a Goya, à La Junte des Philippines, dans sa salle du musée de Castres, qui ressemble beaucoup à son assemblée nocturne des « commissaires ». On croit reconnaître, en une page, un tableau d’Henri Motte, Richelieu au siege de La Rochelle – et tant d’autres.

Avec ce roman, Michon rejoint les donateurs historiques du Louvre, il vient d’offrir un chef-d’œuvre au musée. Il suggère même, en une phrase qui est une sorte de traversée des collections, d’un seul souffle, que Les Onze sont, au bout de la visite, à l’extrémité du palais, le point culminant où le Louvre entier se résume et s’explique : « Il y a là au Louvre onze formes semblables à des chevaux, onze créatures d’effroi et d’emportement : comme en ont sculpté les Assyriens de Ninive dans les chasses équestres où le roi tue des lions ; comme elles galopent vers les damnés que nous sommes, sept fois et sous sept formes de chevaux, dans l’Apocalypse de Jean ; comme cabrées sous Niccolò da Tolentino, le condottiere de la nuit dans Uccello ; comme cabrées de même sous les Philippe de France et les Louis de France, les trente-deux Capets, plus tard sous Bonaparte, telles que les a peintes Géricault dans la sarabande des trains d’artillerie explosant en chaîne, terrifiées par l’odeur de la poudre et celle de la mort, mais comme sans effroi chargeant. »