La Liberté, 9 mai 2009, par Alain Favarger

Corentin, Tiepolo de la Terreur

Pierre Michon. Adepte des fictions brèves, l’écrivain imagine un peintre fixant pour la postérité les monstres du Comité de salut public, ces fanatiques de la guillotine.

Le grand visionnaire des temps troublés, des désastres de la guerre et autres soubresauts initiés par la Révolution française n’est pas David, metteur en scène de l’officialité triomphante, mais Goya. L’Espagnol au regard lucide qui aura plongé au cœur des ténèbres de la violence et de la barbarie. Pour dire, quelles que soient l’origine des peuples et la couleur politique, l’orgie criminelle que peuvent susciter chez l’homme les drames et les périodes de déstabilisation de l’Histoire.

Michon se sent à l’aise dans la forme courte

Dans son dernier opus Pierre Michon, l’auteur des Vies minuscules, connu pour son style dense et sa plume affûtée, se saisit pour sa part de la biographie imaginaire d’un peintre né en 1730 près d’Orléans, qui atteint l’apogée de son art lors des heures brûlantes de la Révolution française. Sa réputation lui vaut en ventôse 1794 une étrange commande. Celle de croquer en un tableau de grand format (4 x 3 m) le gouvernement de la France. À savoir les onze membres du Comité de salut public qui, à Paris et aux quatre coins du pays, font régner la Terreur, écrasant les vestiges de l’Ancien Régime, matant sans pitié les révoltes en province et livrant à tours de bras au bourreau leurs rivaux républicains.

Avec cette camarilla sanguinaire, la Révolution a pris les traits de Saturne dévorant ses propres enfants. Robespierre, qui en est l’âme damnée, s’apprête à éliminer Desmoulins, Danton & Cie, s’appuyant sur Couthon et Saint-Just pour asseoir la dictature jacobine. Tout cela est l’affaire de quelques mois, la roue de l’Histoire tournant à nouveau en été 1794 avec la conspiration des Thermidoriens, la chute de « l’incorruptible » Maximilien et de ses amis.

Ce que les maîtres de la Terreur demandent au peintre François-Elie Corentin, comparé parfois à Tiepolo pour la grâce et le délié de sa manière, c’est de fixer une sorte de cène laïque. C’est-à-dire l’armorial des sauveurs de la nation, cette pléiade de révolutionnaires sinistres réunis autour de leur guide et saint suprême, le pur, poudré et délicat Robespierre.

Des émules de Macbeth

Curieusement, sous la plume de Pierre Michon, ce dernier n’apparaît quasiment pas même si son ombre plane sur ces événements. L’écrivain focalise son attention sur quelques-uns des comparses du tyran : Couthon, le paralytique rivé à sa chaise roulante ; Carnot, qui avait titillé la muse avant d’ensanglanter l’Europe ; ou Collot d’Herbois, jadis homme de théâtre et comédien avant de s’appliquer tel un Macbeth frénétique à faire mitrailler par centaines les insurgés de Lyon dans la plaine des Brotteaux.

Pierre Michon qui, avec Pierre Bergounioux et quelques autres, fait partie de ces écrivains venus de la France profonde renouveler une littérature par trop fade ou essoufflée, est un auteur exigeant. Il publie relativement peu, se sent à l’aise dans la forme courte, cisèle ses textes pour tirer des mots tous leurs sucs et comme un surcroît d’intensité. C’est à nouveau le cas ici même si l’on se dit que l’auteur avait sans doute matière à exploiter encore plus son sujet. Mais le roman historique, le suspense, l’intrigue amoureuse, les rebondissements propres à un récit plus classique ne sont pas son fort.

Michon n’est pas là pour ça et son lecteur non plus, celui-ci sommé d’entrer dans un phrasé long, entrecoupé d’incises, voire de digressions. D’où l’étrange côté désuet de cette écriture qui se plaît dans sa petite gangue proustienne ou l’écheveau complexe des périodes d’un Claude Simon. Bref, tout le contraire du style minimaliste en vogue aujourd’hui. Une fois qu’on a accepté de se couler dans la manière subtile, parfois un peu tarabiscotée de Pierre Michon, il est possible de se délecter. Car l’écrivain tient son sujet et manifeste une belle hauteur de vues. Sur le tragique de la condition humaine, les drames de l’Histoire et la violence qui l’habite, il y a là des pages aussi tranchantes qu’éclairantes.

Un effroi glacial

Les protagonistes de ces heures sombres sont saisis avec beaucoup de justesse, l’évocation des massacres de Lyon ou des noyades de Nantes imprime un effroi glacial dans la rétine du lecteur. Mais la démarche de Michon est aussi captivante parce qu’elle oppose au déferlement de la violence révolutionnaire les années de jeunesse du peintre en province, sa mère Suzanne à la peau d’albâtre, son père François épris de poésie, mais que les lettres brisèrent, et l’image d’un aïeul ingénieur traçant des canaux dans le vieux pays. Et ce avec une main-d’œuvre de terrassiers limousins, représentant la plèbe encore docile, mais bientôt grondante de l’Ancien Régime.

Jeux de regards entre maîtres et serviteurs, pulsions de concupiscence, bouillonnement du Paris révolutionnaire, églises profanées, triomphe de David en champion de l’art officiel évinçant lui aussi ses rivaux directs, Pierre Michon déploie le kaléidoscope des passions d’une époque traversée de bruit et de fureur. Et si l’ensemble du tableau convainc, c’est à l’échelle d’une langue riche et chatoyante, où presque chaque mot contient un condensé de puissance à même de remuer les consciences.