Le Canard enchaîné, 17 juin 2009, par Igor Capel

Chez ces gens-là, Monsieur…

Dans Les Onze, Pierre Michon, qui se voudrait peintre, invente le tableau de ses rêves, aux heures sombres de la Terreur.

L’idéal du romancier ? Avec ses histoires à lui, rejoindre la Grande Histoire et ainsi renvoyer aux hommes la réalité de ce qu’ils sont. Mille manières de s’y prendre pour imposer ce jeu entre réalité et fiction, lequel ne va pas de soi et s’appelle la littérature.

Michon, ici, a opté pour le truquage, et s’avance masqué. Plutôt que de tout inventer, il mêle le vrai et le faux. Comme Albertine mettait un peu de vérité dans ses mensonges pour leur donner du crédit. L’épisode qu’il a choisi, la Terreur, l’un des temps forts de la Révolution. Son invention, un prétendu tableau, Les Onze, d’un non moins prétendu peintre, un certain Corentin, qui aurait représenté le Comité de salut public, en 1794, et dont le narrateur tente d’expliquer le pourquoi et le comment à un interlocuteur fictif. Sa manière, l’apostrophe : « Puisque vous m’en priez, Monsieur », « Vous souriez, Monsieur », « Je vous prie, Monsieur, d’arrêter votre attention », etc. Un faux dialogue à la Diderot en somme.

L’auteur, à partir de sources fabriquées, confectionne ainsi une biographie à son héros. Il serait né en 1730, d’une mère « belle comme le jour » et d’un père littérateur, descendant de ces bataillons de terrassiers huguenots qu’exila Richelieu sur la Loire. C’est un enfant choyé par sa mère, qu’il martyrisera, une figure de petit « page », qui, se plaît à imaginer le narrateur, « aura la gueule du cordonnier Simon », le bourreau du Temple. Ce Corentin sort tout droit d’un tableau de Tiepolo, ou de David, dans l’atelier duquel il est supposé avoir travaillé.

Car Michon, pour « faire tenir debout cette histoire des Onze » (!), puise abondamment dans les références picturales : ce tableau, qui n’existe pas, on devine bien qu’un David ou un Géricault aurait pu l’exécuter. Surtout, il lui permet d’écrire comme on peint, et de rendre visuellement ces heures noires de la Révolution. Pour composer sa fresque, l’auteur passe ainsi de Tiepolo à David, du Caravage à Géricault, il s’essaie – dans l’écriture – à la bougie, à tous les accessoires de la peinture de genre ou d’histoire (ici, « chapeau à la Henri IV et cocarde, plumet à la nation »), aux visages qui remontent du fond des âges, à la cruauté, à la sidération. Et il y parvient superbement, non sans quelque maniérisme parfois, ou grandiloquence.

Onze, donc (parmi eux, Couthon, Saint-Just et Robespierre), pour cette Cène sans le Christ, ce « Grand Comité de l’An II siégeant dans le pavillon de l’Égalité » que des Jacobins, une nuit glaciale de ventôse, sont venus commander au « citoyen peintre » Corentin. Deux conditions ont été posées : que le tableau soit réalisé en secret, et que les trois susnommés se détachent nettement des autres membres du Comité. Plus exactement – et c’est la vraie raison de cette commande, alors qu’on ne sait pas de quel côté va pencher la balance –, que la scène puisse se lire « dans les deux sens », selon que Robespierre aura gagné ou perdu. Dans le premier cas, elle sera « la preuve éclatante de sa grandeur », dans le second, celle « de son ambition effrénée pour la tyrannie ».

En 150 pages, avec un art consommé du bluff, Michon réussit à secouer l’épais rideau du temps. Ultime mystification, l’invocation à Michelet et les quelques réflexions que lui auraient inspirées Les Onze dans sa somme sur la Révolution. Cela pour nous dire que les « forces » à l’œuvre dans le tableau de Corentin et « les puissances dans la langue de Michelet » expriment une seule et même chose : l’effroi, la terreur. Comme à Lascaux.

L’Histoire, Monsieur !