Le Temps, 5 octobre 2002, par Isabelle Martin

 Michon fait revivre les peurs de l’An mil

Anges ou démons ? Les passions flambent dans les trois récits d’Abbés, inspirés d’anciennes chroniques du monachisme en Vendée. Et dans Corps du roi, c’est à nouveau de l’écriture qu’il est question, superbement.

Né en 1945 dans la Creuse, fils d’un couple d’instituteurs, Pierre Michon est un grand liseur qui a longtemps fait de cette activité un préalable à l’écriture, raison pour laquelle il a publié son premier livre, Vies minuscules, en 1984 seulement mais avec un succès critique immédiat. Pourquoi, comment devient-on écrivain ? se demandait-il dans ces huit récits d’existences anonymes traversées par celle du narrateur. Même interrogation sur la création dans Vie de Joseph Roulin (1988), le modèle de Van Gogh ; dans Maîtres et serviteurs (1990), à propos de Goya, Watteau, Piero della Francesca ; et dans Rimbaud le Fils (1992), où le poète est vu par le biais de quelques témoins : « Qu’est-ce qui fait écrire les hommes ? Les autres hommes, leur mère, les étoiles, ou les vieilles choses énormes, Dieu, la langue ? ».

Cet automne, l’auteur rare qu’est Pierre Michon publie deux nouveaux livres chez Verdier, Abbés et Corps du roi, qui s’inscrivent dans la continuité de Mythologies d’hiver et de Trois auteurs (Balzac, Cingria et Faulkner), parus simultanément en 1997. Une même phrase (« Toutes choses sont muables et proches de l’incertain ») relie les trois brefs récits d’Abbés : ce sont autant de scènes ardentes surgies de vieilles chroniques, avec leurs zones d’ombre et leurs éclats violents, auxquelles l’auteur donne chair en un mélange superbe de dépouillement et d’intensité.

Nous sommes peu avant l’an mil en Vendée, dans un paysage de marais et d’îles qui évoque encore le tohu-bohu indifférencié des premiers jours. Eble, ancien évêque de Limoges, retiré là avec quinze moines et quelques frères lais, veut établir solidement l’abbaye bénédictine de Saint-Michel-en-l’Herm. Parmi les pêcheurs recrutés pour séparer la terre des eaux se trouve une femme qui l’enflamme aussitôt, de même qu’un jeune clerc à la voix vibrante. Passion, péché, perte. Et peut-être pardon final, grâce à l’apparition lumineuse d’une petite fille blonde.

Le deuxième récit se déroule non loin de là, dans la chênaie de Saint-Pierre-de-Maillezais où vit un sanglier fabuleux que traque en vain Guillaume Fier-à-bras. C’est une bête « délibérée, énorme et énigmatique », un monstre qu’Emma, la jeune femme de Guillaume, prend pour un messager du ciel, un ange plutôt qu’un démon. De sa bauge, elle fera un lieu saint, avec l’aide de Cluny, la puissante maison mère de Ligugé qui dépêche sur place trente moines jeunes et hardis, dont un certain Théodelin. Mais la chasse au porc engendre l’envie, la jalousie, la trahison et la vengeance : sous la plume de Michon, la brutale noirceur de ce conte cruel éclipse les belles images des scribes appliqués.

Sic transit… Une semblable dérision s’attache au troisième récit, histoire du vol rocambolesque d’une relique, un jour de pluie diluvienne à Charroux : un Théodelin vieillissant et désireux d’accroître le renom de son abbaye dérobe une dent au chef supposé de saint Jean-Baptiste. Mais comment avouer ce larcin ? Théodelin se confie au frère Hugues, un taiseux bégayant que cette révélation transforme en prêcheur flamboyant, jusqu’au jour où la relique s’avère être un faux. Oui, vraiment, toutes choses sont muables et proches de l’incertain…

Les cinq essais très personnels de Corps du roi, qui s’interrogent de nouveau sur l’écriture, ne sont pas moins saisissants par l’énergie de la langue et l’exaltation de la forme brève : ainsi des trois pages à l’origine de leur titre, une étonnante méditation sur une photographie de Beckett prise en 1961 par Lutfi Özkök. Comme le roi a deux corps, l’un éternel parce que dynastique, l’autre mortel et périssable, l’écrivain Beckett est à la fois cette icône du texte, « la littérature en personne », et ce métallo clope au bec qui a le « look roi Lear ». Chez lui, Flaubert ou Faulkner (dit le « plouc du Sud » dans Trois auteurs), Michon vise ce moment où l’écrivain devient ce qu’il est, où ses mots font dire à la littérature ce que personne n’a jamais dit.

Mention spéciale pour Le Ciel est un très grand homme, sorte de condensé de l’expérience humaine et littéraire de Michon. Les lecteurs du Samedi culturel connaissent en partie ce texte – dont un extrait a paru dans nos colonnes le 4 mai 2002, à l’occasion des Journées littéraires de Soleure. Il y est question de la prière, plus exactement du poème récité à haute voix devant sa mère morte (« Frères humains qui après nous vivez… ») ou pour accueillir la naissance d’une fille (« Booz endormi »). Les 88 vers de Hugo tiennent dans la vie de Michon une place à part, puisqu’il se souvient très exactement du jour d’été où il l’a entendu pour la première fois : un souvenir d’enfance lié à l’érotisme, à l’ivresse, à la violence des grandes tablées bibliques illuminées des moissons. Et aussi à la mort, puisque Michon a réussi à tuer, grâce à Booz, un critique pointilleux qui avait amoché un de ses livres !