L’Histoire, juin 2009, par Pierre Assouline

La Terreur selon Michon

Pierre Michon fait partie des écrivains qui manient la langue française avec amour, ne s’inscrivent que dans le territoire de la littérature, ne s’épanouissent que dans la sphère de l’imaginaire et n’en expriment pas moins un véritable souci de l’histoire. L’histoire, il la saisit dans sa brutalité et son aridité, en cherchant des petites gens au fin fond de l’archive, en leur redonnant vie par touches légères et en payant volontiers sa dette aux historiens. Michelet le tout premier, à qui il sait gré d’avoir mis en place la légende en colligeant magistralement les pièces de mosaïque du roman national. Mais aussi Ernst Kantorowicz, auquel il a rendu un hommage discret dans Corps du roi. Un compagnonnage qui n’est pas récent puisqu’il y a cinq ans déjà, à la Sorbonne, Arlette Farge, Christian Jouhaud, Alain Viala et Alain Boureau participaient à une journée d’étude sur « Pierre Michon et l’histoire ».

Ceux qui ont déjà pratiqué ce Creusois de 64 ans savent que, depuis un quart de siècle, il renouvelle notre approche de la biographie par sa manière de cultiver l’art du bref et du presque avec Vies minuscules, titre qui tinte comme du Suétone, Vie de Joseph Roulin, qui nous entraîne du côté de Van Gogh. L’Empereur d’Occident, chronique de la bataille des champs Catalauniques, Le Roi du bois, où un petit porcher se rêve prince, Abbés, avec les moines bâtisseurs de l’An Mil en Vendée, mais toujours vu par le regard d’une figure obscure de l’histoire.

En l’absence de père, Pierre Michon eut vite fait de se trouver trois pairs de substitution (Flaubert, Beckett, Faulkner) qui n’étaient pas les moins exigeants. De la rumination de leurs pages il a tiré un son à lui, aussi dense qu’intense, finement tressé, précis et précieux à la fois. Narrateur plein d’empathie, il sait comme nul autre tout dire d’un homme, d’un paysage, d’une situation, en une phrase qui les contient toutes.

Si vous ne devez emporter qu’un de ses livres dans vos bagages de vacances, que ce soit le dernier, son douzième, intitulé Les Onze. Ils s’appelaient Billaud, Carnot, Prieur & Prieur, Couthon, Robespierre, Collot, Barère, Lindet, Saint-Just, Saint-André. Ils constituaient le Comité de salut public de 1794. Celui de la politique de la Terreur. Grands ou petits, connus ou méconnus, Pierre Michon les traite tous également, en les réduisant à l’échelle d’un tableau, sous le regard de François-Élie Corentin dit « le Tiepolo de la Terreur » : son héros, tout aussi imaginaire que le tableau, à qui on a commandé le portrait de groupe des onze chefs. Et qui en a fait une cène laïque.

Depuis une quinzaine d’années que ce fantasme de récit le hante, Pierre Michon se récite à voix basse les noms des onze membres du Comité, toujours dans le même ordre. Comme si le rythme, la scansion et la sonorité de cette litanie lui permettaient de laisser son livre s’écrire en lui. Des années à tenter de faire apparaître puis tenir debout ces onze terreurs dans un équilibre incertain entre les paradoxes de l’art et les exigences de la politique révolutionnaire.

Est-ce de l’histoire ou sommes-nous dans le territoire de la fiction, du rêve éveillé, à moins qu’il ne s’agisse d’une fiction nourrie d’histoire ? Ce sommet d’autobiographie oblique témoigne de son génie à susciter l’irruption de l’ironie dans le sublime. Une telle absence de mauvais goût dans un livre détonne dans l’air du temps. Pierre Michon est celui qui veut porter l’objet littéraire à la température d’un dieu. Si classique et si rare à la fois.