Sud-Ouest, 28 juin 2009, par Yves Harté

Le miracle du tableau absent

Pierre Michon. À partir d’un tableau, Les Onze, qui représente les instigateurs de la Terreur, c’est une période de l’histoire qu’il dépeint.

Le prodige, c’est qu’en lisant le livre de Pierre Michon vous le voyez ce tableau, dénommé Les Onze. Ou il vous semble l’avoir vu. Même si vous avez oublié le nom de son auteur, un peintre obscur du 18e siècle nommé Corentin. Oui, vous le voyez ce Comité de salut public, ces onze figés sur une toile de quatre mètres sur trois, accrochée au mur du Louvre. Ils sont engoncés dans un droit qu’ils ont fixé eux-mêmes et dont ne relève plus la justice des hommes. Vous les reconnaissez tous. Robespierre au centre. Et Saint-Just et Barrère. Et même le paralytique Couthon, sur sa chaise « jaune citron » que rien ne savait apitoyer. C’est bien le premier miracle de ce livre qui, malgré son accès abrupt, deviendra  certainement l’un des titres majeurs de Michon, écrivain rare déjà pourvu d’un club d’inconditionnels que vous ne tarderez pas à rejoindre dès lors que vous aurez pris conscience du tour de force. Par ellipses, par de longs chemins détournés, à force de lectures et de références littéraires, Pierre Michon raconte un tableau qui n’existe pas, peint par un peintre imaginaire.

Mais ce qu’il dit dans ces 110 pages haletantes, ramassées, d’une puissance comme on en trouve peu dans les livres aujourd’hui, est multiple. Dans un travail de miroirs et de facettes, comme il est difficile d’en trouver actuellement, Pierre Michon raconte la plèbe de ce 18siècle. Il dit la douceur d’une époque qui s’éteint. Il raconte la loi de silex des nouveaux venus, nouveaux élus, la vie sous la guillotine, dans une fresque saisissante qui bientôt devient plus vaste que le tableau fictif qu’il est censé nous proposer.

Terrible interrogation

Ce Comité de salut public aurait voulu un jour qu’on puisse le représenter dans sa toute-puissance. L’idée vient de Michelet sans que l’on sache si elle est avérée ou non, si cette œuvre évoque un projet mort-né demandé à Géricault. Demeure l’image d’un tableau absent, et ce qui transparaît dans ces pages : la profonde et terrible interrogation de l’homme confronté au pouvoir suprême. Qui sont ces onze qui détiennent entre leurs mains les destins de chacun de nous ? Sont-ils des citoyens ? Sont-ils des héros ? Sont-ils de nouveaux dieux ? Ou sont-ils, comme nous pourrions l’être, de pauvres humains aveuglés par leur propre gloire ?