TGV magazine, juillet 2009, par Philippe Di Folco

La parution au printemps d’un texte de Pierre Michon signifie que quelque chose dans l’écriture du monde arrive encore, nous remplit et donne l’envie de continuer. En dessinant les contours du peintre François-Élie Corentin, notre vie s’emplit de cette nécessaire fiction fondatrice : ici, le verbe se fait chair ; on frémit ; nous sommes emportés.

Après lecture – mais vous aurez l’envie d’y revenir, d’aller plus loin, avec Vies minuscules, Corps du roi, L’Empereur d’Occident… –, l’existence de François-Élie Corentin, peintre de la fin du XVIIIe siècle et de son tableau intitulé Les Onze, représentant les membres du Comité de salut public dans sa composition de septembre 1793, ne souffrira d’aucun doute. Vous serez tout entier possédé par cette histoire écrite un peu sous la forme d’un rapport. « Il était de taille médiocre, effacé, mais il retenait l’attention par son silence fiévreux, son enjouement sombre, ses manières tour à tour arrogante et obliques… » Au tribunal des vies illustres, l’Histoire officielle, est-il besoin de le rappeler, ne souhaite pas présenter trop de témoins. Certains dérangent l’ordre établi, les icônes, les gentils raccourcis. On dirait que les vivants ne suffisent pas, il manque quelque chose pour achever la figure. Qui lira Michelet, aujourd’hui, en le prenant pour le fidèle historien au service de la vérité ? « Michelet ? Mais c’est un poète… » Mais quelle est cette vérité quand elle s’exprime dans la langue froide des polices ? Michon nous propose un contre ordre, non pas dans l’adversité (il n’a rien à vendre), mais dans le choix de ses adverbes, de sa composition, de ses rapprochements (ni raccourci ni hyperbole une géométrie des corps déplacés) dans la signature de l’esprit du temps : il capture les manières, les inclinaisons, les odeurs des chemins de traverse, les poussières qui collent aux basques des fils de maçons montés à Paris pour faire l’Histoire. On en arrive à trouver plus vraie aujourd’hui le 1793 de Victor Hugo, ou n’importe quel roman d’Alexandre Dumas qu’un très sérieux manuel officiel ou un laborieux « biopic ». Alors oui, Michon, et ce ne sont là que quelques pages – mais l’effet est immédiat, le monde est transformé, radicalement. Bientôt, vous figurerez vous aussi dans Les Onze. Quoi d’étonnant ?