Valeurs actuelles, 18 juin 2009, par Bruno de Cessole

Pierre Michon et le pouvoir

Comme tous les ouvrages de Pierre Michon, Les Onze est un livre bref, cent trente-six pages et demie, mais d’une telle densité, d’une si grande richesse, qu’il donne l’impression d’avoir affaire à un gros livre, et qu’il faut le lire au moins deux fois pour en bien comprendre le sens et le dessin.

À l’instar de ses précédentes fictions, Les Onze brouille les frontières entre les catégories littéraires, roman, récit, histoire. Dès les premières pages, l’auteur donne à entendre que son récit procédera à la manière d’un jeu de miroirs où s’efface le principe de réalité. Dans une fresque de Tiepolo, aux plafonds de Würzburg, évoquant les noces de Frédéric Barberousse et de Béatrice de Bourgogne, « il » apparaîtrait sous les traits d’un jeune page, blond et insolent. C’est lui, aussi, que David aurait représenté, sans âge et oblique, dans l’ébauche du Serment du Jeu de Paume, c’est lui, encore, que l’on verrait, craintif, offensé, dans un dessin à la mine de plomb de Georges Gabriel, alors que son portrait tardif attribué à Vivant Denon serait un faux.

Ce « il », silhouetté d’un tableau à l’autre, est le personnage central des Onze, le peintre François-Élie Corentin, auteur du célèbre tableau, conservé au Louvre, le Grand Comité de l’An II siégeant dans le pavillon de l’Égalité, qui représente les onze membres du Comité de salut public de 1793 : Billaud, Carnot, les deux Prieur, Couthon, Robespierre, Collot, Barère, Lindet, Saint Just, Bon Saint-André… Les Onze sensés représenter le Peuple et qui ne furent que onze tyrans, fourriers de la Terreur. Cette toile, monumentale comme une Cène laïque, qui fut commandée au peintre dans la nuit du 15 nivôse de l’an II, aurait été une commande politique, un joker, destinée, selon les circonstances, soit à exalter Robespierre et les siens, soit à témoigner de leur aspiration à la tyrannie. Le célèbre tableau de Corentin ou la reconstitution d’une scène de crime.

Ce Corentin, « le Tiepolo de la Terreur » Pierre Michon en déroule la généalogie métisse, petit-fils d’un maçon limousin, huguenot converti enrichi dans les grands travaux de fleuve et de canaux, et d’une aristocrate apeurée et frileuse, fils d’un abbé défroqué devenu homme de lettres, l’un de ceux qui, les premiers, comprirent que l’écrivain n’avait aucune vocation à être une « superfluité à l’usage des Grands », mais « une puissante machine à augmenter le bonheur des hommes ». François-Élie, enfant abandonné par un père qu’il représentera onze fois dans on tableau et trop couvé par les femmes, deviendra le peintre de la douceur de vivre des fêtes galantes à la Watteau, puis le « vieux crocodile » cynique de la Terreur. Et la projection fictive de Pierre Michon, autre écolier limousin, nourri de latin et d’humanités, fasciné par la face lumineuse « à la Tiepolo » du siècle des Lumières et par son envers ténébreux, la Terreur révolutionnaire. Ce que suggère, dans une langue admirable, ensemble précieuse et brutale, Pierre Michon, c’est que l’Histoire est une pure terreur, et que cette terreur, ces massacres, attirent les hommes comme un aimant. Bien sûr, le monumental tableau de Corentin n’a pas plus existé que l’esquisse de Géricault représentant sa commande et qui aurait inspiré les douze pages de Michelet traitant des Onze dans son Histoire de la Révolution française. Ni François-Élie Corentin lui-même, et c’est le prodigieux tour de force de l’écrivain que de faire naître de cette absence une si réelle présence.