Critique, mars 2010, par Eugène Nicole

Le tableau qui manquait à la Révolution

Métaphore de la création littéraire, qui, pour l’auteur des Vies minuscules, doit « présentifier » le monde et non l’abstraire1, la peinture, comme l’a noté Ivan Farron, est un domaine où Pierre Michon « consent plus librement à l’invention que dans ses écrits sur la littérature »2. C’était le cas pour Van Gogh dans la Vie de Joseph Roulin ; dans Maîtres et Serviteurs3 pour Goya, Watteau et, a fortiori, pour ce Lorenzo (ou Lorentino) d’Angelo, élève de Piero della Francesca, que, dans la Vie de ce dernier, Vasari mentionne en quinze lignes anecdotiques dont le récit intitulé « Fie-toi à ce signe » constitue la libre expansion : un paysan commande au pauvre Lorenzo un portrait de saint Martin qu’il troquera contre un cochon de dix livres. Inspiré par une vision céleste, le Lorentino, qui était « peut-être la plus belle chose qu’au moyen de couleurs et de lignes on ait faite sur la terre», est placé après la mort du paysan dans une église puis relégué dans la sacristie que, cinquante ans plus tard, Vasari traverse sans le voir. Livré aux intempéries, qui le feront finalement disparaître, le Saint Martin de « Fie-toi à ce signe » est une de ces œuvres d’art imaginaires à l’existence desquelles on souscrit d’autant plus volontiers qu’il n’en demeure pas de traces.

C’est à une situation inverse que nous confronte Les Onze. Le texte présuppose l’immense notoriété de l’œuvre dont il nous apprend l’existence. On ne s’étonnera donc pas que dans un entretien de 1993, Pierre Michon ait d’emblée souligné la composante fictionnelle qui opposait à ses écrits antérieurs le livre dont il avait alors commencé la rédaction : « C’est un texte sur la Terreur, qui, pour une fois, comporte une invention. » Cette innovation se jouait de surcroît sur le terrain qui est, en principe, le plus contraire à la fiction, celui dont – pour reprendre la formule de Ricœur – le sépare une « coupure épistémologique ». Dans ce texte, ajoutait Pierre Michon. « je fais advenir historiquement quelque chose qui n’est pas advenu5 ».

Ce « quelque chose », on le sait, ne désigne rien de moins que le tableau où figurent les onze commissaires du Comité de salut public de la Grande Terreur6, œuvre la plus célèbre et la plus visitée du Louvre (ce qui lui vaut la protection d’une vitre pare-balles), devant laquelle et à propos de laquelle, dans la salle carrée où elle trône, seule, à l’étage du Pavillon de Flore, à côté d’une « antichambre explicative » (p. 52) réservée à sa documentation, un narrateur anonyme prodigue à un « Monsieur » également anonyme qu’il interpelle de temps à autre un flot de renseignements, d’anecdotes, d’interprétations et de réflexions personnelles.

Le passeur. Ontologie de l’œuvre imaginaire

Rappelant l’énonciation de La Chute de Camus – car de même que pour l’allocutaire de Clamence, les rares propos ou réactions de celui des Onze ne nous parviennent qu’à travers la mention qu’en fait son volubile et docte magister7 –, cette médiation discursive a déjà été utilisée par Michon dans « Dieu ne finit pas », autre texte de Maîtres et Serviteurs où des scènes de la vie de Goya sont contées à « Madame » par une femme qui en fut le témoin direct ou indirect. C’est à un même fait de transmission « métonymique » que se livre pour nous le narrateur des Onze. Glosateur du tableau, il « témoigne » de celui-ci autant par le savoir qu’il en a que par sa présence à ses côtés. Plein de son sujet, capable d’esbroufe, tour à tour philosophe, moraliste, historien et bonimenteur, il focalise alternativement notre attention sur sa personne et sur l’objet qui n’est jamais que celui de ses dires. C’est le « passeur » de l’invention. Mixte de personnage et de « technique narrative » (il dit « je », exprime des désirs – comme « sa hâte de bondir vers la fin » (p. 23) – mais présente les choses dans un certain ordre et non sans péripéties), il dévoile le tableau, accompagnant ses informations de maint « on sait que », « on a dit que » (syntagmes répétés sous forme d’incises dans les premières pages du texte), dans un double mouvement d’Aufhebung et d’inscription dans l’histoire. Ainsi maintient-il dans les registres variés d’un discours qui joue de la fonction phatique l’illusion d’un « monde possible » où, toutes choses (à peu près) égales par ailleurs, Les Onze a le statut de La Joconde…8 Lui-même procède de l’audacieuse invention sur laquelle repose le texte et ce n’est sans doute pas sans humour qu’il l’imagine non advenue : « Le tableau si improbable, qui avait tout pour ne pas être, que planté devant, on se prend à frémir qu’il n’eût pas été… » (p. 43).

On pourrait bien sûr appliquer ces lignes au texte lui-même laissé quinze ans interrompu, à l’énigme de son « démarrage », à celle de tous les « commencements », souvent évoquée dans Le Roi vient quand il veut – livre emblématique –, et ainsi formulée dans cette interrogation de Trois Auteurs : « Quel jour Proust eut-il l’idée de Charlus, Melville, d’Achab, Dostoïevski, du Prince9 ? » Or, s’il « faut bien que cela commence en effet, qu’il y ait une première fois10 », il fallait aussi, comme le dit le narrateur parlant peut-être au nom de l’auteur, « faire tenir debout cette histoire des Onze » (p. 23).

« L’histoire des Onze », Michon l’a lui-même indiqué, affronte d’abord « le nœud des arts et de la politique11 ». Tout en concédant à diverses reprises que cette œuvre à « l’existence indubitable », qui est « depuis deux cents ans devant nos yeux », « se passerait tout aussi bien de [s]on commentaire » (p. 30) ou de son « petit bavardage » (p. 124), s’excusant ailleurs de « casser les oreilles » à son interlocuteur ou d’être à lui seul « une notice plus assommante que toutes celles de l’antichambre » (p. 70), le narrateur va ainsi nous révéler le secret « pourquoi » des Onze, « qu’on s’épuise à comprendre depuis deux siècles » (p. 93). C’est un complot (qu’on pourrait opposer à la commande du Saint Martin de Maîtres et Serviteurs, acte de foi d’un humble paysan du Quattrocento). Celle du « tableau de ventôse » a été faite « par la lie de la terre, avec les plus mauvaises intentions du monde » (p. 113). « Coup bas » médité par quelques uns (dont Collot d’Herbois12) « pour que la panière ne reçût pas leur tête » (p. 112), c’est un « joker politique » a jouer dans un moment crucial. Selon le cours des événements, il servira a perdre le Comité qui, « du simple fait d’apparaître dans une peinture, sera donné pour ce qu’il était : un exécutif siégeant à la place honnie du tyran » (p. 112), et plus précisément Robespierre, qu’on accusera de « l’avoir commandé en sous-main pour le faire accrocher derrière la tribune du président de l’Assemblée asservie » (p. 113). À l’inverse, si Robespierre prend définitivement le pouvoir, on lui présentera le tableau comme un fraternel hommage préparé en secret à sa gloire.

On comprend que le narrateur récuse avec vigueur l’appellation de Décret de ventôse qui, sous l’Empire, fut donnée au tableau (p. 78). Non seulement, selon lui, la commande eut lieu en nivôse, mais un tel titre réduirait à la célébration d’un événement une œuvre précisément née de la dangereuse incertitude de l’avenir. Presque un morceau conservé de la Terreur.

L’auteur des Onze

L’habile exécuteur de cette « page de ténèbres » (p. 16), « scène truquée » (p. 131) qui devra pouvoir être lue « dans les deux sens » (p. 114), a peut-être hérité discrètement de quelques biographèmes de l’auteur13, Comme s’il accouchait de la longue généalogie qui, partant de ses deux grands-pères, constitue la matière de son second chapitre (du côté maternel un « hugenot de peu de foi revenu dans le giron de Rome à la Révocation » (p. 25), de l’autre un maçon limousin enrichi dans le commerce du vin14), le récit, qui recourt au vieux topos de la nomination retardée, ne nous livre son nom qu’à la page 42, après avoir préalablement récusé divers portraits que l’historiographie présume être ceux de François-Élie Corentin, auteur des Onze. C’est encore une façon, bien entendu, d’illustrer la notoriété du personnage. Mais, comme s’il ne se résignait pas à faire de l’auteur « du plus célèbre tableau du monde » (p. 113) un être aux traits inconnus, le narrateur associe hypothétiquement Corentin à des types représentatifs de son existence à cheval sur la Révolution : au « temps de la douceur de vivre » (p. 36), quand il avait vingt ans, un page peint par son maître Tiepolo sur le plafond de la Kaisersaal de Wurtzbourg dans le cortège des noces de Frédéric Barberousse ; à l’époque de la Terreur, cet « homme torve et sans âge qui ressemble au cordonnier Simon, bourreau et bouffon du petit Louis XVII au Temple » (p. 16), « l’un des êtres les plus vils de cette période riche en monstres » (p. 14).

Cette déchéance physique, ce « vieillissement peu ordinaire » (p. 14) qui transcende le personnage reflète une dichotomie historique (et peut-être aussi une accélération de l’histoire) à laquelle ne se réduit évidemment pas le « jugement idéologique » ici porté sur la Terreur, mais dont il convient de souligner qu’elle signe aussi un destin personnel, n’étant que l’envers d’une enfance marquée par la joie de vivre et « la croyance que l’on est unique » (p. 69). Corentin, dont le père, en sa qualité « d’homme de lettres », a abandonné sa famille pour vivre à Paris, a régné sans rival sur sa mère et sa grand-mère, deux femmes – « deux robes » – dont il fut « l’unique objet » (p. 63). La légende familiale l’a doté en outre d’une sorte de souveraineté imaginaire sur les « belles étendues d’eau asservies » du canal d’Orléans à Montargis jadis construit par « le vieux roi huguenot », son grand-père (p. 63). Comme le montre un de ses mots d’enfant, il est parfaitement insensible à la terrible misère des masses, représentée dans le texte par la horde des Limousins, main-d’œuvre asservie de la construction et de l’entretien du canal. Par ses origines du moins, Corentin est donc « Ancien régime » et aussi éloigné que possible du « zèle compatissant pour les malheureux » dont se réclamera la République de l’an II (p. 85, passim).

Objet de mille biographies ou de mille « romans » (p. 14), l’auteur des Onze nous est d’ailleurs moins présenté comme un grand artiste que comme un artiste d’un autre temps. Sans doute a-t-il dessiné l’habit à la nation que portent les Onze (p. 101). Mais son chef-d’œuvre avant ce tableau fut un groupe de Sybilles (p. 60), et il a œuvré à la décoration du grand hall de Louveciennes, « du temps de maman-putain Jeanne-Antoinette de Pompadour » (p. 90). David, dans l’atelier duquel il travaille, le craint parce que c’est un maître, mais le méprise parce qu’il est « vieux, tiépolien, obsolète » (p. 88). La formule qui l’introduit dans le texte est somme toute très ambiguë : « François-Élie Corentin à qui il arriva15 de peindre Les Onze » (p. 42). Le hasard qu’elle dénote porte-t-il sur l’homme qui fut choisi « cette nuit où la chance a délié de sa ceinture sa bourse prodigue et en a sorti la possibilité16 des Onze ? » (p. 122). Sur le chef-d’œuvre né de ses pinceaux, ou sur les deux à la fois ?

À l’exception d’un passage où nous apprenons qu’en 1784, à Orléans, il s’était lié d’amitié avec Collot d’Herbois, alors metteur en scène d’un Macbeth17 dont il avait dessiné les décors (p. 84), et d’un tronçon de phrase frappé d’italique ironie (« Collot avec qui il avait fait toute la révolution », p. 85), rien, dans la biographie de Corentin, ne semble le prédisposer à la tâche qui couronnera sa vie. C’est pourtant dans l’enfance de Corentin que le narrateur nous invite à chercher ce coup de génie, précisément dans cette croyance d’être unique. Qu’il l’ait alors « pulvérisée » dans ce tableau ou que, rusant avec elle, il l’ait « reniée » pour « la restaurer » autrement (p. 70), l’hypothèse psycho-biographique implique la résurgence d’un monde perdu. Mais ce schéma peut être transposé au plan esthétique. N’est-ce pas précisément parce qu’il est d’un autre âge et d’une autre école que Corentin a accompli ce que n’ont pas réussi à faire les David et autres néo-classiques du Comité des arts ? À l’origine des Onze, il y a aussi cette question : « Pourquoi la Révolution n’a pas produit d’œuvres d’art à la hauteur de l’événement18 ? » Proust la posait dans les mêmes termes dans Le Temps retrouvé à propos de la Grande Guerre, pour conclure que les seuls événements qui comptent pour l’artiste sont des événements intérieurs de l’ordre de la réminiscence. Sans exclure tout à fait cette composante, Les Onze l’intègrent à un sujet agonique modelé sur les conflits de l’Histoire elle-même. On comprend mieux dès lors le passage qui, page 16, faisait des Onze une sorte de telos du monde que peignit Tiepolo, l’aboutissement inversé de ses « formes mouvantes et vivantes » : « Elles n’ont d’autre sens que de s’être jetées pour finir dans un tableau qui les nie, les exalte […], en jouit […] à travers onze stations de chair. » Pour écrire en clair la nécessaire « page de ténèbres », il fallait avoir été le « page irrésistible, insolent et beau » qui montait quatre à quatre l’escalier de marbre de la Kaisersaal du temps de la douceur de vivre, « qui n’est telle que parce qu’elle n’est plus » (p. 18).

La sacristie désaffectée. Une vision de Michelet

Si, dans Les Onze, tout aboutit au tableau, la scène des Onze la plus riche en images est un tableau vivant. Marquée au sceau de l’hypotypose qui est un des traits reconnus de l’écriture de Pierre Michon, elle nous raconte les circonstances de sa commande. Le discours, dans cette scène, devient récit, il s’installe théâtralement dans un espace que le temps dote – comme l’église de Combray – d’une quatrième dimension. C’est d’ailleurs encore d’une église qu’il s’agit. Cette scène admirable, qui ouvre la seconde partie du texte, nous transporte par une nuit d’hiver de l’an II au siège de la section des Gravilliers, dans la sacristie de l’église Saint-Nicolas-des-Champs, désaffectée et partiellement transformée en écurie, où Corentin, qu’on a tiré de son lit dans son hôtel de la rue des Haudriettes, apprend de Proli, Bourdon « le glapisseur » et Collot d’Herbois, ce qu’on attend de lui et accepte le marché, grassement payé. C’est aussi l’unique fois où nous aurons directement accès à l’intériorité de Corentin, comme dans ce passage où, attendant les « commanditaires », il fait aller sous ses doigts les petits os d’une « ci-devant sainte » que les sectionnaires vont bientôt foutre au feu » (p. 82) : « Corentin se demanda un instant où en étaient les vieux os des deux saintes qu’il avait martyrisées, sous la terre, à Combleux » (p. 83). Mais le narrateur qui dans le premier chapitre de cette seconde partie a décrit cette scène avec toutes les marques de l’énonciation historique (passé simple, troisième personne) va en donner dans le chapitre trois une lecture fort différente. Reprenant cette scène au présent et y ajoutant quelques détails, il révèle à son allocutaire qu’elle n’est en fait qu’un « roman », une « vision » de Michelet, et nous apprend du même coup l’existence des pages que celui-ci consacre aux Onze dans le chapitre III du seizième livre de son Histoire de la Révolution française.

« L’invention » qu’annonçait l’auteur dans son entretien de 1993 s’est donc dédoublée. Au tableau « non advenu » s’ajoute un texte imaginaire de Michelet qui s’avère avoir joué un rôle capital dans la construction de sa légende « douze pages définitives qui traitent des Onze, qui mettent en place Les Onze et les dressent devant la tradition historiographique pour les siècles des siècles » (p. 122).

Quoique le récit de la commande, pourtant si michonien, fasse aussi penser à la façon dont Michelet raconte l’histoire, le statut de ce texte demeure ambigu, car si les marques d’oralité du discours du narrateur y sont absentes, il ne peut être non plus la transcription de la partie des douze pages consacrée à la commande – dont la suite du récit ne nous donnera d’ailleurs qu’une citation d’une ligne, page 131. En revanche, leur genèse est retracée à travers quelques moments de la vie de l’historien dans un raccourci qui n’est pas sans rappeler le « vieillissement peu ordinaire » de Corentin. « Jeune homme pale et frémissant sous sa chevelure pour peu de temps noire » (p. 131), Michelet a failli s’évanouir au Louvre, vers 1820, la seule fois de sa vie où il a vu Les Onze (p. 127). En 1836, il contemplé au musée de Montargis une esquisse très sommaire de Géricault intitulée « Corentin en ventôse reçoit l’ordre de peindre Les Onze » (p. 121). Elle l’a conduit dix ans plus tard, « homme pâle et frémissant aux cheveux prématurément blancs » (p. 125), dans la sacristie de Saint-Nicolas-des-Champs pour voir le lieu de l’origine des Onze, où a eu lieu cette « vision » qu’il « retrace de mémoire et peut-être falsifie de bonne foi » (p. 128) lorsqu’il rédige, à Nantes, en 1852, les pages sur la Terreur.

Admettant cette reconstitution d’une nuit de l’an II par un homme « qui entendait chaque jour des hommes de l’an II lui parler de l’an II » (p. 127), le narrateur nous fait une seconde révélation d’autant plus troublante qu’elle semble se référer à la description que Michelet donne du tableau. L’historien à « l’esprit hivernal et embrumé », qu’il s’amuse à nommer « Monseigneur l’Après-coup » (p. 77, p. 122), « a transposé telle quelle cette scène de la commande dans le tableau proprement dit (p. 127). Refusant de suivre Michelet sur ce point et s’insurgeant contre cet « amalgame » dont il se dit lui-même victime (p. 124), le narrateur semble alors sur le point d’esquisser une sorte de « Contre Michelet » : « Il dit que dans Les Onze même on voit la grande table de chêne et la lanterne de corne sur la table ; il dit surtout qu’on y voit les chevaux, les chevaux dans leurs stalles de soufre, d’or, de basalte, leurs stalles à la nation, les chevaux de l’enfer et de l’adoration » (p. 128).

Le mouvement final, qui va faire du tableau à la réfléchissante vitre blindée une sorte de retable des Merveilles où défilent les créatures et les Forces de l’Histoire, s’articule à ces deux motifs de la table et des chevaux. Il marque aussi la transformation du narrateur.

Attribuant les confusions de l’historien au « bric-à-brac prodigieux et prodigieusement encombré qui lui tint lieu de mémoire » (p. 128-129), celui-ci croit d’abord percevoir dans ces transferts de la nuit de la commande au tableau proprement dit des emprunts à Goya. Géricault, Rubens ou Füssli. Mais la table le ramène à la rencontre de 1820 au Louvre, qui, plus encore que la scène de la sacristie, est celle de la vision de Michelet. Vision double, fondamentalement ambiguë (il est même question, page 131, de « deux tableaux »). Dans Les Onze, Michelet a vu simultanément « le retour du tyran global » (p. 131) et la « première cène laïque » (p. 130), cette « cène républicaine qui renoue avec le repas originaire, évangélique », à laquelle ne manque même pas Judas, dont le rôle est tenu par Collot d’Herbois. « Aussi les extrapola-t-il, table, pain et vin » (p. 130).

Onze quoi ?

Comportant l’apparence d’une « intrigue », d’une progression narrative, Les Onze n’en demeure pas moins un texte rhapsodique marqué par le retour de certaines formules dont la plus remarquable consiste dans la série de syntagmes « Onze N » : « onze stations de chair » (p. 16), « onze apparences de Corentin de la Marche » (p. 52), « la figure de son père sous la forme des onze tueurs du roi » (p. 58), « Onze barons drus, levés et regardant entrer votre mère jeune et nue dans la salle basse d’un château du marquis de Sade » (p. 74). C’est à ce moule que se conforme l’annonce de la « conversion » du narrateur, même si elle prend la forme d’une projection dans la personne de son allocutaire toujours muet : « Alors peut-être vous vous dites que Michelet dans son rêve ne s’est pas trompé tout à fait et qu’il y a là au Louvre onze formes semblables à des chevaux, onze créatures d’effroi et d’emportement » (p. 136).

Dans un double mouvement d’assimilation symbolique et de plongée dans le Temps, ces chevaux, devenus « n’importe quelles bêtes divines » puis « les grandes menaces frontales qui nous ressemblent et ne sont pas nous » (p. 136), vont, dans les dernières lignes du texte, nous faire toucher aux origines de l’art et de l’Histoire : « C’est Lascaux, Monsieur. Les forces. Les puissances. Les Commissaires. Et les puissances dans la langue de Michelet s’appellent l’Histoire » (p. 137).

Les commissaires

Abordant à Nantes en 1855 l’histoire de la Terreur, « sujet qu’il considérait avec raison comme le comble de l’histoire », Michelet « se prenait à la fois pour Carrier et les gabarres pourries de Carrier » (p. 123). Comme Pierre Michon, qui a souligné à plusieurs reprises les origines familiales et scolaires de sa fascination juvénile pour la Révolution et la Terreur, le Michelet des Onze s’identifie à la fois à la Révolution et à ses victimes. Mais le pouvoir, dans Les Onze, est surtout celui des commissaires : Collot de Lyon, Carrier de Nantes, qui « avaient les mains plus sanglantes encore » que les « pékins comme Danton, Hébert, Robespierre » (p. 104). Le seul autre récit de Michon consacré à la Terreur est une scène de la Terreur en province. Avant-dernier texte des « Neuf passages du Causse », seconde partie des Mythologies d’hiver19, ce récit bref et poignant appartient à la tradition des Vies minuscules. Il met en évidence le mépris du commissaire envoyé de Paris pour le patois d’un pauvre cardeur de la Malène. Avec quarante-six autres paysans ou cardeurs des environs qu’on a fait boire pour les exhorter à rejoindre les troupes des Vrais amis de la monarchie, Antoine Persegol qui a un « penchant secret pour la République » et, fait prisonnier, voudrait le dire au commissaire qui a son âge et semble un bon garçon, sera guillotiné avec ses compagnons le jour suivant.

La peinture, les monstres, les dieux

Valéry rapporte dans Degas Danse Dessin un souvenir d’enfance de Degas, un jour qu’il accompagnait sa mère chez Madame Le Bas, veuve du célèbre conventionnel. Comme la visite s’achevait, Madame Degas aperçoit sur les murs du couloir d’entrée les portraits de Robespierre, de Saint-Just et de Couthon : « Comment, s’écria-t-elle, vous conservez toujours les têtes de ces monstres… – Tais-toi, Célestine, c’étaient des saints20… »

La vive divergence de vues exprimée par Madame Degas et Madame Le Bas devant cet embryon des Onze dans un couloir est, dans Les Onze, et comme on dit en linguistique, « neutralisée ». « Peins-les comme des dieux ou comme des monstres », intimait Proli à Corentin dans la scène de la commande, « Fais-en des saints, des tyrans, des larrons, des princes » (p. 90). C’est que, pour Michon, les grandes œuvres de la peinture occidentale sont toujours une représentation des dieux. Le « tableau qui manque à la Révolution » est de ceux-là, et s’il est aussi l’image de l’Histoire en onze personnes, il fait lui-même partie d’une longue série d’œuvres qui le précèdent et qui le suivent comme les Batailles d’Ucello et le Tres de Mayo de Goya. « Avec Les Onze, note Michon dans Le Roi vient quand il veut21, j’imaginais quelque chose comme La Junte des Philippines de Goya, qui se trouve à Castres. »

On a dit que chez Michon l’examen du passé achoppait sur mille hypothèses. Mais la « rhétorique de l’hésitation22 » dont Jean-Pierre Richard a parlé à ce propos23 ne s’applique aux Onze que partiellement. S’agissant du « célèbre tableau », on notera qu’aux « on ne sait pas » qui sont la marque des « vies minuscules », s’oppose une documentation pléthorique, un « tout le monde sait que » – ou « croit savoir que » – puisque le récit s’emploie à rectifier certaines de ces croyances. Quant à Corentin, il est d’abord l’héritier de deux ancêtres que le sort sépara du lot commun. À la lignée des « minuscules » dont il s’est ainsi émancipé, il apporte une variante inédite : celle de cet être chanceux (?), qui connut lui-même un destin d’exception à la faveur (ou en dépit) des circonstances. Le rôle principal des Onze ne pouvait du reste lui être confié, ni à un autre personnage, le narrateur n’étant lui-même que l’accoucheur de l’Histoire, qui l’occupe.

* Le titre de cet article reprend une expression de P. Michon (« C’est la Terreur », entretien, Le Nouvel Observateur, 14 mai 2009).

1. P. Michon, Le Matricule des anges, n°103, mai 2009, p. 27-28.
2. I. Farron, Pierre Michon. La Grâce par les œuvres, Genève, Zoé, 2004, p. 54.
3. Lagrasse, Verdier, 1998 et 1990.
4. Dans Maîtres et Serviteurs, Lagrasse, Verdier, 2002, p. 130.
5. L’Œil de la lettre, Orléans, Librairie Les Temps Modernes, p. 3.
6. Le Comité de salut public, créé le 6 avril 1793, comportait neuf membres mais ce nombre fluctua au cours des remaniements quasi mensuels auxquels donnait lieu la reconduction de ses pouvoirs. La composition du Comité citée dans le texte est celle de l’époque de la commande du tableau fictif (5 janvier 1794).
7. Ainsi, p. 67 : « Vous souriez. Monsieur ? Vous n’y croyez pas ? »
8. « Voilà pourquoi, Monsieur, nous sommes ici, avec les foules de toute la terre [qui] passent en flèche devant La Joconde et sans la voir » (p. 132).
9. Trois Auteurs, Lagrasse, Verdier, 1997, p. 13.
10. Ibid.
11. Le Roi vient quand il veut. Propos sur la littérature, Paris, Albin Michel. 2007, p. 158.
12. Dans une note de son édition de l’Histoire de la Révolution française de Michelet (Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, p. 1326), Gérard Walter souligne le rôle de Collot d’Herbois dans la chute de Robespierre.
13. Comme le père de P. Michon, le père de Corentin disparaîtra (voir aussi la note suivante).
14. On le nomme Corentin la Marche. Or ce sobriquet, note I. Farron (op. cit., p. 49), est l’ancien nom de la Creuse, province d’origine de P. Michon.
15. Je souligne.
16. Je souligne.
17. Presque tous les membres du Comité de salut public se révèlent avoir eu des activités littéraires ou artistiques.
18. Le Roi vient quand il veut, op. cit., p. 158.
19. Lagrasse, Verdier, 1997.
20. P. Valéry, Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. II. p. 1180.
21. Op. cit., p. 308.
22. Cité par I. Ferro, op. cit., p. 37.
23. Dans Chemins de Michon, Lagrasse. Verdier, 2008.