Le Journal du dimanche, 18 février 1996, par Jorge Semprun

Le mot « honey » dans les blues

De Pierre Michon je ne connaissais que Rimbaud le fils, paru il y a quelques années (1991, Gallimard). Il faut dire que je m’intéresse à tout ce qu’on écrit sur Rimbaud. J’essaie, en tout cas. Toujours à la recherche du livre qui rompra avec les rites et la routine de la Vulgate – c’est le terme de Michon – à son propos : le voyant, le voyou, le trafiquant. Et le converti, pour faire oublier l’inverti : on connaît la ritournelle. En prime, le mystère de son silence : si jeune, messieurs dames, alors que l’avenir littéraire s’ouvrait tout grand devant lui !

Attente, donc, d’un livre qui aborderait enfin et à fond la vraie question. Qui n’est pas celle du silence de Rimbaud : il y a tant, trop de raisons pour cesser d’écrire, pour mettre un terme à cette déraison ! Qui est plutôt, question autrement grave et complexe, celle de la maturation soudaine de sa parole poétique, de la fulgurance de celle-ci. Ses premiers vers, qui « sont de la main d’un enfant bien doué de province », comme avec pertinence écrivait Pierre Michon « dont la colère n’a pas trouvé encore son rythme propre », ne laissent rien présager de semblable. Un peu plus tard, « sous le jeune versificateur bien doué, roué, hugolâtre, sous les rimes flagrantes », pourquoi Banville entendit-il « l’autre rime, plus sombre inconnue du rimeur » ? Pourquoi donc le rimeur devint-il, sans rime ni raison, l’un des plus grands poètes de tous les temps, dont la parole nous fait encore trembler, fera toujours trembler ceux qui après nous viendront et disparaîtront ?

Rimbaud le fils, me semblait-il, posait subrepticement cette question, rôdait autour d’elle, érodait les obstacles à une claire compréhension de sa portée. C’était – c’est toujours certes : les grands crus vieillissent bien – un livre exceptionnellement bien écrit. Mais je corrige : ce n’est pas qu’il fût bien écrit qui était à souligner c’est qu’il était écrit différemment. Les mots habituels, nos mots de tous les jours – juste un peu plus ajustés, moins paresseusement – s’ordonnançaient dans ce texte de façon singulière : originale. Peut-être même originelle : naissance ou renaissance d’un langage.

Ainsi, des morceaux du livre de Pierre Michon me restaient en mémoire. Il m’est arrivé de les réciter à voix haute. La nuit, de préférence : sous les arbres, contre la rumeur océanique… « Qu’est-ce qui relance sans fin la littérature ? Qu’est-ce qui fait écrire les hommes ? Les autres hommes, leur mère, les étoiles, ou les vieilles choses énormes, Dieu, la langue ? Les puissances le savent. Les puissances de l’air sont ce peu de vent à travers les feuillages. La nuit tourne. La lune se lève, il n’y a personne contre cette meule. Rimbaud dans le grenier parmi les feuilles s’est tourné contre le mur et dort comme un plomb. »

Mais l’avouerai-je ? J’avais quasiment oublié Pierre Michon, l’auteur lui-même. Son nom, du moins. Il me semblait entendre plutôt la voix sombre et brusque d’Arthur Rimbaud, la voix de sa mémoire posthume. Et puis, il n’y a guère, la critique parisienne, une bonne partie d’entre elle, a battu tambour de louange autour de La Grande Beune. J’y suis allé voir. Á cause de Rimbaud, bien sûr. Á cause du portrait qu’en avait fait Michon, « le cheveu mal en ordre, l’œil bien ouvert, la main grande, tous traits réservés, secrets, comme postulés, dans l’ombre fraîche de la nuit », lorsqu’il écrivit Une Saison en enfer, un été, à Roche, chez madame Mère, Vitalie, née Cuif.

J’ai donc lu La Grande Beune. Et puis, au fil des pages remontant le fil du temps, j’ai parcouru son œuvre jusqu’au premier récit, Vies minuscules (Gallimard, 1984) où se déploie d’emblée la richesse d’une écriture drue et complexe. Un écrivain véritable se cachait donc derrière la figure d’Arthur Rimbaud, qui m’avait fasciné, détournant du même coup mon attention.

La Grande Beune est un texte bref, comme tous les textes de Pierre Michon. Celui-ci, en effet, ne semble pas enclin à se laisser aller à l’inévitable morosité du genre romanesque. Il travaille plutôt dans la densité, la condensation, la compression, comme ces maîtres flamands – Patinir, par exemple – qui font tenir une ville, la campagne environnante, un port en activité, l’infini bleu du ciel et de l’océan, bon nombre de scènes parallèles, dans une toile apparemment minuscule. Mais dans sa brièveté, La Grande Beune contient un univers.

Jeune instituteur nommé dans un village du fin fond de la Dordogne, pour son premier poste, le Narrateur y découvre la passion : le désir fou. Yvonne, la buraliste, qui provoque par sa blancheur, son port de tête, sa démarche royale, une convoitise inassouvie, est l’un des personnages féminins les plus attirants qu’il m’a été donné de rencontrer dans la réalité littéraire, depuis fort longtemps. Dans une prose que la maturité a porté à l’apogée d’une précision charnelle, d’une sensualité d’évocations tendres ou brutales, Pierre Michon décrit un univers d’évidences et de mystères, dont le souvenir poignant et âpre nous poursuivra.

Pour ma part, je me redirai les mots du Narrateur, après sa première rencontre avec Yvonne, la femme qu’il désire mais qu’un autre possède et maltraite : « Quand je sortis, l’éclaircie était au moment de se faire ; le pavé rajeuni luisait, il ne pleuvait plus… J’avais dans la gorge, dans les oreilles, quelque chose de plaintif, de puissant comme le cri interminable mais coupé net, modulé, plein de larmes et d’invincible désir, qui fait venir de gorges nocturnes, enchaînées, curieusement libres, le mot honey, dans les blues… ».

Qui dit mieux ?