Libération, 22 mai 2003, par Jacques Durand

Caubère, des planches à l’arène

Le comédien fait revivre « Nimeño II », torero accidenté et suicidé, en adaptant, pour la feria de Nîmes, le récit de son frère.

Le théâtre, la corrida, Alain et Christian Montcouquiol « Nimeño II », Philippe Caubère. Le lien ? Recouvre-le de lumière, le poignant récit d’Alain Montcouquiol sur, selon son auteur, « l’histoire belle et tragique » de son frérot, matador épanoui, démoli par un Miura en 1989 et qui s’est suicidé en 1991 parce que vivre sans toréer, non. Philippe Caubère a plongé dans cette histoire lumineuse et terrible comme un incendie.

Philippe Caubère ne se définit pas comme aficionado, mais se dit « amoureux de la corrida ». Il a vu toréer « Nimeño II » dès 1976 puis a été séduit par Paco Ojeda plus tard. L’accident puis la mort de Christian l’ont bouleversé au point de dédier les représentations de son Roman d’un acteur à ce « suicidé de la corrida ». Un projet de lectures taurines lui est proposé par le conseil régional du Languedoc-Roussillon et la mairie de Nîmes pour le cinquantenaire en 2002 de la feria nîmoise. Il part à Cuba en vacances avec des textes taurins et c’est nu sur une plage qu’il est saisi par la passion qui a calciné Christian à travers un livre qu’il désigne comme « l’un des plus beaux récits sur la peur, le courage, le théâtre, la mort et la fraternité qui nous ait été depuis longtemps donné ». Il voit aussi dans Recouvre-le de lumière un « récit théâtral » qui se démarque des discours littéraires « Cocteau, Leiris » sur la corrida par un argument supplémentaire.

Théâtre de la cruauté

L’auteur, qui fut également torero, est aussi impliqué que son héros et a vécu la corrida de l’intérieur. Il fera de l’ouvrage une lecture à Nîmes pour la feria 2002 puis, pour prolonger l’émotion et parce qu’une simple lecture ne peut en épuiser la force, il décide de l’adapter au théâtre, de le jouer et de le créer en 2003 dans les arènes de Nîmes. Toujours et plus que jamais selon les principes qui le guident depuis sa rupture avec le Théâtre du Soleil : seul sur scène pour mieux se mettre en danger et d’une certaine façon « me jouer aussi la vie ». Philippe Caubère : « Évidemment, je ne me prends pas pour un torero. Mais, depuis vingt ans, d’une certaine façon, je marche sur des braises. » Entre le théâtre et la corrida il y a ce jugement lapidaire et cinglant de Malraux : « Le théâtre n’est pas sérieux, c’est la course de taureaux qui l’est. »

Cette fracture entre la virtualité théâtrale et l’absolu réel de la corrida, entre le souffleur et le souffle du toro, entre la répétition du théâtre et l’immédiateté de l’acte tauromachique, on sait que Caubère cherche à la casser en prenant seul tous les risques et en se faisant pour ainsi dire griller sur scène. Comme d’une certaine façon la passion taurine a grillé Christian. Orson Welles le disait non sans admiration et envie : « Le torero est un acteur à qui il arrive des choses réelles. » Au théâtre moderne, qu’il vitupère comme étant souvent « juste une manifestation sociale, un truc de musée et un art mort, mort », Caubère oppose la corrida comme « théâtre vivant comparable au théâtre nô, au théâtre antique et à la plus ancienne tradition théâtrale de l’Occident ». La course de toros est peut-être la meilleure illustration de ce qu’Artaud, suicidé, lui, de la société, voulait faire remonter à la surface de son « théâtre de la cruauté ». À savoir l’acceptation de la « méchanceté », dont l’appétit, le feu, la loi implacable et la rigueur sans échappatoire devraient bouleverser les existences comme la passion taurine de « Nimeño II » a radicalisé sa vie jusqu’à la brûlure d’une corde autour de son cou dans son garage de Caveirac.

Moments intimes

L’implication de Caubère dans cette dévorante aventure, dont il a chargé ses épaules au détriment de sa tranquillité, n’est pas un simple défi de comédien confronté à « un texte tragique, antique, sur la mort et qui dépasse la passion particulière de la corrida ». Caubère, qui prend garde de préciser toujours qu’il ne s’identifie pas à un torero, dit modestement « vouloir faire [son] possible pour avoir l’air de quelque chose ». Mais il voit dans ce spectacle beaucoup plus qu’un spectacle. Fidèle à sa propre aventure, il le voit et il le vit comme une entreprise personnelle, comme « un pont organique entre la corrida et ce que je veux faire avec le théâtre : aller au bout de ma passion ; moi aussi, à un moment donné, j’ai opéré une rupture ». Philippe Caubère n’a pas adapté tout Recouvre-le de lumière. Il a découpé le livre en centrant son spectacle sur l’histoire de Christian et le lien fort entre les deux frères. Caubère : « C’est comme l’histoire de Salieri et de Mozart, mais liée non par l’envie mais par l’amour fraternel. »

Une autre ambition annexe guide aussi ce projet. Son spectacle va tourner tout l’été et jusqu’en novembre et décembre, où il sera présenté 31 fois à Paris au théâtre du Rond-Point avant de continuer sa carrière en 2004 jusqu’en Suisse. Le comédien espère ainsi faire découvrir autre chose de la corrida que sa caricature en la montrant « de l’intérieur » à ceux qui ne la connaissent pas ou qui même la détestent. De plus, cet hommage à « Nimeño II » sera à l’avenir avec un texte sur Marseille d’André Suares et un autre écrit à trouver – un élément de son futur triptyque consacré au Sud. Sa création dans les arènes de Nîmes le 5 juin après la corrida de l’après-midi est un défi supplémentaire. À cause du lieu, parce que c’est Nîmes et « Nimeño » et parce qu’il va jouer face à un public plus habitué aux corridas qu’au rideau rouge. Caubère : « Dans les arènes de Nîmes, j’aurai une peur supplémentaire. Mais la peur c’est très bon pour moi. Dans un théâtre conventionnel comme à Toulouse, Suresnes ou au Rond-Point mon travail sera de faire imaginer l’arène » Son ambition est haute. Haute pour son métier de comédien et haute pour la tauromachie, puisqu’il veut « donner une transcription théâtrale des moments intimes et infimes de la corrida. D’où l’importance des problèmes techniques du son et de la lumière ».

Pyrotechnie

Pour jouer à Nîmes l’histoire de cette passion éperdue, Caubère imaginait « jouer dans le feu » et a d’abord pensé concrétiser cette image mentale avec des braseros sur la piste et lui au milieu. C’était techniquement impossible. C’est le Groupe F – célèbre groupe de conception de spectacles pyrotechniques, originaire, d’ailleurs, de Nîmes, à qui l’on doit par exemple l’illumination de la tour Eiffel pour le passage à l’an 2000 et qui travaille sur la tournée mondiale de la chanteuse Björk – qui a été chargé de réaliser ce désir de « jeu dans les flammes » que Caubère avait en tête. D’autres mises en feu seront présentées à Nîmes et dans d’autres arènes pour recouvrir de lumières la représentation. Mais sur le texte de l’affiche officielle de la feria de Nîmes 2003, Caubère est déjà, de toute façon, au milieu du brasier : « Nîmes, neuf corridas… et Philippe Caubère seul au milieu de l’arène. »