Lire, mai 2009, par Baptiste Liger

Terreur sur la toile

À partir d’un tableau représentant les membres du Comité de salut public, Pierre Michon livre une passionnante réflexion sur l’art et l’Histoire, doublée d’un autoportrait de l’écrivain.

À la lecture du titre du dernier ouvrage de Pierre Michon, Les Onze, on pourrait imaginer, par réflexe sportif, une évocation de l’odyssée des Bleus en 1998. Mais, bien loin des dribbles et des coups francs, l’auteur de Vies minuscules a choisi de nous plonger deux siècles en arrière. « Vous les voyez, Monsieur ? Tous les onze, de gauche à droite : Billaud, Carnot, Prieur, Prieur, Couthon, Robespierre, Collot, Barère, Lindet, Saint-Just, Saint-André. Invariables et droits. Les commissaires. Le Grand Comité de la Grande Terreur. » Tous ces révolutionnaires sont en effet réunis, dans une toile de « quatre mètres virgule trente sur trois ». Ce tableau, imaginé par l’auteur, n’est autre qu’une commande à un petit maître, fictif, né à Combleux. François-Élie Corentin (sur-nommé par Michon « le Tiepolo de la Terreur »). S’il s’agit évidemment d’une œuvre à portée politique – l’écrivain n’oublie pas de nous faire un petit rappel historique et de gloser sur les rapports parfois ténus entre art et pouvoir –, le peintre trouvait là peut-être l’occasion inespérée de régler quelques petits problèmes d’œdipe. Corentin fut en effet « le fils d’un homme qui choisit les lettres, y sacrifia tout, et que les lettres brisèrent. Un homme à qui les lettres donnèrent tour à tour de l’espérance, de la méchanceté et de la honte. Car s’il arrive que les Limousins choisissent les lettres, les lettres, elles, ne choisissent pas les Limousins. » Tous ces membres du Comité de salut public sont des hommes des Lumières, des écrivains (à l’exception de Saint-André), « de puissantes machines à augmenter le bonheur des hommes tout en augmentant leur propre gloire ». Or, Michon pense que l’artiste a mis dans cette toile « son père, onze fois, comme il y a mis onze fois, diversement et miraculeusement, tout ce qui était sa vie et sa malédiction, son pardon. Et bien sûr il y a mis aussi onze fois la revanche irréelle de son père, la défaite réelle de son père, debout ». Un comble, quand on sait que ces onze individus sont les tueurs du roi, ce Père de la nation… Au-delà de son évocation de la Terreur et de cette réflexion psychanalytique, Pierre Michon (qui – abstraction faite d’un recueil d’entretiens – n’avait rien écrit depuis Abbés et Corps du roi, en 2002) s’interroge non sans malice sur les méandres de la création et sur l’Histoire, dans une langue râpeuse, absolument splendide. Puis, au fur et à mesure, Les Onze révèlent une autre dimension du texte, celle d’un autoportrait en creux, vachard et lucide. Tout ça en un peu plus de cent pages, éblouissantes…