Télérama, 25 avril 2009, par Nathalie Crom

Le portraitiste de la Terreur

Hiver 1793 : un peintre finissant immortalise le Comité de salut public. Une fable ténébreuse et implacable.

Sept ans de silence depuis la parution, en 2002, de Corps du roi et d’Abbés. Concernant Pierre Michon, sept ans d’absence, ce n’est pas grand-chose. L’écrivain des Vies minuscules nous a habitués à ce mutisme récurrent, cette parcimonie, cette longue attente. On y est prêt, on sait cette lenteur. On le sait aussi, sa réapparition sur le devant de la scène est toujours fulgurante. Ainsi, aujourd’hui, voici Les Onze, livre admirable, virtuose, tout ensemble radieux et parcouru d’effroi, ténébreux et éclatant, comme rayonnant d’une lumière noire. Un roman qui s’offre à lire à la fois comme une vie imaginaire et une méditation sur l’art et le pouvoir. Une réflexion sur l’Histoire également, « cette pure terreur », cette fascinante et tragique machine à broyer les individus et les peuples.

Le grand Jules Michelet lui-même apparaît, aux dernières pages du roman, comme pour créditer le récit qui a précédé son entrée en scène, où réalité et imaginaire se mêlent, jusqu’au vertige parfois. Il s’agit de l’histoire d’un homme et d’un tableau. Lui, c’est François-Elie Corentin, passé à la postérité, nous affirme le narrateur, pour avoir exécuté ce tableau « que chacun connaît ». Une toile de grandes dimensions, qui trône au musée du Louvre, où elle aimante et épouvante le public : « Vous les voyez, Monsieur ? Tous les onze, de gauche à droite… » Robespierre, Saint-Just, Couthon et leurs acolytes, le Comité de salut public au grand complet. « Invariables et droits. Les commissaires. Le grand comité de la grande Terreur. Quatre mètres virgule trente sur trois, un peu moins de trois. Le tableau de ventôse. Le tableau si improbable, qui avait tout pour ne pas être, qui aurait si bien pu, dû ne pas être, que planté devant on se prend à frémir qu’il n’eût pas été, on mesure la chance extraordinaire de l’Histoire et celle de Corentin. On frémit comme si on était soi-même dans la poche de la chance. »

Le roman de Pierre Michon commence par dérouler la généalogie dudit François-Elie Corentin, « né on le sait à Combleux en 1730 ». Un grand-père illettré mais énergique qui épousa « une fillette de vieille noblesse et de petite fortune » ; de cette union, la naissance d’une blonde et douce Suzanne, qui s’unit le moment venu à un jeune aspirant homme de lettres, lequel quitta Combleux, sa femme et son jeune fils François-Elie pour gagner le Paris des salons et de l’Encyclopédie, le Paris des Lumières… Voilà pour l’ascendance du peintre Corentin ; voilà pour les premières années de la vie d’un enfant lumineux, élevé sans père mais adoré de ses mère et grand-mère – pages étincelantes, portées par la phrase stupéfiante de Michon, paradoxalement sophistiquée et archaïque, infiniment ouvrée mais exempte d’affectation.

Le jour viendra où Corentin, devenu un peintre célèbre, sera appelé pour décorer les demeures des précieuses maîtresses du roi Louis XV. Le jour viendra aussi, plus tard – à dire vrai, c’était une nuit, au cours de l’hiver 1793-1794, au plus fort, au plus violent, au plus sanglant de la Terreur –, où l’artiste vieillissant, devenu dit-on sournois et arrogant, acceptera de réaliser sur commande le fameux tableau Les Onze, un « très simple tableau sans l’ombre d’une complication abstraite » et dont l’histoire charrie complots, sombres ambitions, rivalités meurtrières… Le roman de Michon change alors de couleur, sa plume bascule dans l’encre noire. Dans les vastes ellipses du récit se déploie une réflexion crépusculaire, poétique et quasi théologique, sur l’acte artistique et la portée de l’œuvre – simple représentation ou présence réelle de ce qui fut ? Réflexion aussi sur le sens de l’Histoire avec un H majuscule, sur la corruption et l’avilissement qui guettent et souvent triomphent – et avec eux disparaissent « la beauté, la volonté et la confiance, le goût des femmes, ce monde ».

« Ainsi les hommes filent, conclut Pierre Michon, et si les hommes étaient faits d’étoffe indémaillable, nous ne raconterions pas d’histoires, n’est-ce pas ? »