La Quinzaine littéraire, 15 février 2010, par Hugo Pradelle

Paysages

Christophe Pradeau s’interroge sur le paysage comme « miracle d’un espace qui s’ordonne autour de soi, intelligible et chargé d’émotions », faisant s’enrouler ensemble deux histoires qui n’en forment qu’une, troublante, puissamment ancrée dans des espaces qui portent haut l’imaginaire. Un livre remarquablement bien écrit, maîtrisé et complexe, qui, lorsqu’on y songe, fait croire aux effets de la mémoire et à l’enchantement des lieux.

Commencer par la fin comme l’on commence par le début, laisser se faire l’histoire comme elle se défait, faire d’un roman la fuite d’un être et la conjuration d’une peur ancienne. Le roman de Christophe Pradeau ressemble à un écheveau serré qu’une main habile élabore patiemment. Tout s’y mêle, compact, souterrainement lié. Le livre adopte la forme inverse de celle qu’il aurait dû prendre, l’histoire qui en déclenche la mécanique étant déportée, comme dans un blanc du temps et de la pensée que l’écriture vient combler comme une offrande. Ainsi s’organise une manière de retour en arrière, le déploiement nécessaire de la parole qui s’exerce autour de deux acceptions d’un même nom : l’obsession de la narratrice, « autour duquel [sa] vie s’était pendant si longtemps enroulée », et l’espace vierge dont le nom « désigne moins un lieu que son absence », pour dire à la fois l’avant et l’après, la nature du temps et de l’espace. Voici les grandes traversées auxquelles le roman nous invite dans un langage à la fois concret et spirituel, habité d’une énergie farouche, d’idées ensauvagées.

La Grande Sauvagerie est un lieu-dit, une lanterne des morts qui surplombe un village du Limousin dont les toitures d’ardoise s’étagent sous la roche qui les surplombe, lieu de mystère et de vénération craintive qui hante l’enfance de la narratrice. « C’était une cachette superlative, creusée dans l’épaisseur même des choses, un secret dont je devais rester l’unique dépositaire. » Une cache dont elle ne cessera de vouloir s’échapper comme terrifiée d’y être happée, et qui l’entraînera dans une vie d’errance. Vivant au Québec puis aux États-Unis, Thérèse Gandalonie semble rattrapée, comme revisitée par ce lieu qui l’obsède et l’effraie, lorsqu’elle découvre le Journal de Jean-François, peintre d’ex-voto bourguignon parti en aventure, explorateur des espaces vides et primitifs du Nouveau Monde, de ce « blanc sur la carte ». La lecture et le déchiffrement des carnets de l’aventurier lui apprendront l’étrange correspondance entre ces lieux, ce qu’ils recouvrent secrètement, liés presque au-delà d’eux-mêmes, connexion mystérieuse entre les époques, ravaudage des lambeaux de sa vie. Le nom oublié recouvre à la fois la matrice d’une existence et son aboutissement, les expériences fondatrices, et le retour nécessaire et profond à ce qui constitue notre nature même.

La concordance troublante entre les deux porte le récit de Thérèse, l’entreprend, passant du récit de sa vie au récit d’une vie, aux implications troubles qui s’y jouent. Le roman apparaît animé par la confrontation entre deux époques, faisant confluer la mémoire et le présent, entremêlement d’un avant mythique qui contamine la perception et d’un présent dont Thérèse cherche à retrouver la puissance presque magique. C’était « un bastion qui commandait de troublants couloirs perspectifs, tout un réseau de communications entre le passé et le présent ». Elle retrouve ainsi ce qui lui avait échappé, découvrant, en suspens, la joie et la peur de se souvenir et d’inscrire en une géographie sublimement décrite la nature même du temps écoulé, son état présent, l’ultime retour. Il y a quelque chose de l’ordre du saisissement, de la mémoire qui se fait, se ravaude et avance en un même élan, qui se glisse dans l’espace, rémanence obstinée, là où toutes les sautes de l’imagination et de la mémoire se confrontent, donnant de la vie le conte abouti, la parole délivrée de l’habitude, achevée dans sa profération, comme une ultime réparation faite à ce que nous fûmes, de ce que la parole nous fait être dans le temps continu qui s’affronte à la discontinuité des espaces. La mémoire des lieux semble mobile et les souvenirs qui les peuplent autant de faunes intimes que nous seuls pouvons entr’apercevoir. La grande sauvagerie est intime, elle figure le lieu et le temps, la transmutation de l’un en l’autre, la condition absolue de la vie, du regard que nous y portons. Elle en est l’inscription conforme, le paysage.

Le paysage semble l’un des nœuds de l’écriture de Pradeau1, comme entrepris par l’image du réel qui s’effectue dans la parole qui le dit. « […] comme s’il y avait quelque chose à déchiffrer que je ne distinguais pas, une histoire défaite, oubliée de tous, mais qui était là pourtant, en suspension, infusée dans le paysage. » Le livre est une immense recomposition de ce qui fut et ne fut pas, du silence du temps qui modifie les souvenirs, leur image défaite et réorganisée dans un autre champ, celui de la parole récapitulative d’un passé qui revient sans faillir. La forme qui se donne du paysage provoque la reconnaissance, ce qui situe le lieu et le temps, comme seul centre possible depuis lequel la parole se déploie. La langue s’élabore par ce mouvement continu entre l’époque de la parole et la durée qui l’emporte alors, comme un écart que l’écrivain s’obstine à réduire en le soulignant, pour laisser éclore les possibles ratés. Car l’oubli constitue le grand objet du roman, la terreur qu’il inspire en même temps que l’élucidation de sa nécessité. Le récit fait se recomposer ce qui était perdu, enténébré, disjoint d’un présent qui se précise par à-coups, pour en souligner la mobilité et les possibles d’imagination. La durée n’a de valeur que si elle réordonne ce qui s’éparpille dans le temps, entreprise par l’immuable prospection d’une temporalité que la parole vient bouleverser, que si elle reconduit l’histoire que l’on se raconte à soi-même2 comme pour se ressaisir de lieux et d’époques qui ne se situent que dans une mémoire instable, mouvante, dans la fable de sa propre vie, l’aventure absolue, la grande sauvagerie.

1 et 2 : Ces enjeux étaient présents dans son premier roman La Souterraine (Verdier, 2005) ; nous signalons la publication d’une étude que Jean-Pierre Richard consacre à ce roman dans son dernier livre Pêle-mêle, Verdier, 2010, p. 71-82.