Livres hebdo, 27 novembre 2009, par Jean-Maurice de Montremy

Une mouche de mai

Déjà remarqué pour La Souterraine, Christophe Pradeau poursuit chez Verdier son exploration du Limousin par l’écriture. Voici l’étrange enquête de Thérèse Gandalonie, hantée par la mémoire très ancienne et le Nouveau Monde.

Au-dessus de Saint-Léonard, village du Limousin, se trouve un roc surélevé, coiffé d’une lanterne – l’une de ces tours archaïques dressées comme des phares en pleine terre depuis la nuit des temps. On les appelle aussi lanternes des morts, parce que le cimetière n’est pas loin et que l’Église, en s’implantant, joua de l’ambiguïté : la lanterne maintient la présence des trépassés, autant qu’elle en disperse les ombres. Elle guide les voyageurs perdus dans l’angoissante solitude comme elle promet un havre aux âmes en peine. Thérèse Gandalonie – la narratrice – la connaît d’avant même sa naissance. La lanterne incarnait pour la petite fille des années 1950 ce qui existait depuis toujours, sans qu’on ait besoin de se poser de questions : une présence. Elle se confondait à Saint-Léonard, à son passé dense et muet comme le roc. Durant des siècles, le feu chaque nuit se rallumait : la lanterne veillait comme un œil mi-clos. La lanterne marquait aussi un espace fascinant. Elle signalait un domaine et une demeure ancienne qui portaient le beau nom de Grande Sauvagerie.

Dans ce domaine vivaient depuis le début du XIXe siècle – autant dire « depuis toujours », là encore – les Lambert. Ils ne se mêlaient jamais à la vie de Saint-Léonard. C’était une famille telle que sur les vieilles photos du Temps perdu, élégante, fixée quelque part entre le second Empire et les Années folles. Les Lambert se confondaient aux merveilles comme aux noirs et terribles souvenirs qui liaient Saint-Léonard aux peurs sans âges et aux grâces surprenantes d’une nature rude, vivace, repliée sur sa force. À 18 ans, Thérèse quitte pour toujours Saint-Léonard. Elle y étouffe. Elle voyage, puis se fixe au Nouveau Monde, sur la côte Est. Dans un livre d’une bibliothèque de Nouvelle-Angleterre, elle redécouvre ces mots : la Grande Sauvagerie. Ils correspondent à l’anglais Wild, Wilderness : l’« espace sans nom où les expéditions semblent condamnées à aller se perdre comme eau bue par le sable mais sur lesquels l’activité humaine mord peu à peu comme le ressac au défaut des falaises ». L’expression appartenait au langage des colons de la Nouvelle-France, notamment à celui d’un ancien peintre d’ex-voto, devenu coureur des bois au XVIIIe siècle : un certain Jean-François Rameau. Cet autre neveu de Rameau avait fui sa Bourgogne natale pour aller toujours plus loin et se perdre. Thérèse s’attache à déchiffrer le Journal de Jean-François et à le publier. Ce qui lui vaut une étrange lettre venue de France. Et Thérèse revient, elle qui ne voulait jamais revenir. On laisse le lecteur découvrir l’histoire de famille et les histoires de France qui sommeillaient au pied de la lanterne, dans le domaine de la Grande Sauvagerie.

La narratrice, depuis l’enfance, souffre d’un défaut de vision : des mouches dansent parfois dans son regard comme les « mouches de mai » de Saint-Léonard. Si bien qu’elle voit alors toutes choses à travers de mouvantes écritures, en vitrail, en facettes.

C’est ce regard qui façonne l’écriture de Christophe Pradeau. Comme dans La Souterraine (Verdier, 2005), le rythme est large, les phases polyphoniques et néanmoins robustes, riches en harmoniques, conjoignant en un livre bref la matière de plusieurs romans possibles. Ici se rencontrent les influences de Giono et de Claude Simon, ce qui n’est pas incompatible. Et confirme le talent de l’écrivain, âgé de 38 ans.