Qantara, printemps 2013, par Salim Jay

L’écrivain et ses misères

Du Maroc à l’Algérie, de l’Égypte à l’Inde, la littérature se mire en une source intarissable qu’est la misère, pour nous en livrer maints reflets aux couleurs changeantes. Ahmed Bouanani l’exalte avec faste (L’Hôpital).

Il y a les livres d’où nous venons et les livres où nous allons. Un amas de leurres et de lueurs et, pour beaucoup, ce qui reste de notre confiance en un monde où la dépossession de tous par les vrombissements furieux de l’actualité mène chacun à douter de presque tout. Dans un ouvrage collectif intitulé précisément Le Livre d’où je viens, le nouvelliste Ghislain Ripault cite l’écrivain-voyageur Nicolas Bouvier : « Il faut avoir quelques très bons amis dont les curiosités ne sont que les vôtres et qui vous mettent entre les mains un livre à lire sous peine de châtiments incalculables, ou encore un bon, une bonne et belle bibliothécaire, qui passe ses nuits à lire pour vous, qui vous aime et vous fera partager ses coups de cœur. Ou enfin un auteur qu’un hasard fulgurant vous aura fait découvrir… »

Une plume de sorcier

L’Hôpital, roman à ce jour unique – mais des inédits paraîtront –, était l’œuvre en prose la plus réfractaire à la lumière factice des engouements activés par la publicité. Son auteur, le poète de langue française et cinéaste marocain Ahmed Bouanani, décédé en 2011, l’avait publié à Rabat en 1990 et l’ouvrage était devenu rapidement introuvable. Ce texte sorcier, voilà qu’il reparaît à quelques semaines de distance aux éditions Verdier, en France, et comme premier titre au catalogue d’un nouvel éditeur marocain, Dâr al-Kitab, avec une postface du romancier de langue arabe Mohamed Berrada et une présentation par David Ruffel. Cette réédition a été l’occasion dans la presse littéraire de France d’une salve d’articles où se disait l’admiration pour une œuvre si forte qu’elle appelle à la comparer aux écrits de Robert Walser ou de Franz Kafka. Cette reconnaissance, hélas posthume, a quelque chose de miraculeux.

C’est que Bouanani, en animant la fresque réfractaire qu’est L’Hôpital, dessina sur les pages une hallucination qui ne cède à aucune complaisance. Les malades y sont des « spectres diurnes », pitoyables ou effrayants, tandis que sa générosité profonde excelle à nimber de tendresse rageuse et de comique blessé une humanité déniée ou résignée à la moins alléchante caricature. Tout le roman est une sorte d’oxymore funèbre et fébrile qui exalte la vitalité de la déchéance – à moins qu’il ne s’agisse de la déchéance de la vitalité. Chiasme et chiures dans l’azur des phrases…

Ahmed Bouanani avait une conscience absolument nette de la résistance à la littérature qui caractérisait le Maroc où il écrivait dans le temps où il écrivait. L’expression de cette solitude de la parole nécessaire dans l’incessant tourbillon des paroles factices, sa poésie en donne une explication sans merci. Ainsi lorsqu’il écrivait : « Un siècle fragile, brûlant d’herbes à genoux / désapprend la résurrection de ses poètes / et la mort d’une éternité plâtrée de poux… / Pas de testaments pour une mémoire muette* ! »

Avec ses personnages, Le Litron, Le corsaire, O.K., Le Pet ou Argane, «  taillés dans la bricole, […] noyés jusqu’au cou dans une inaction morbide, […] atteints de bronchite chronique, de trachome, et de je ne sais plus quoi d’autre assaisonné de bénédiction divine », Ahmed Bouanani rejoignait le panthéon des témoins les plus radicaux de l’abaissement des corps, de la fragilité des consciences et du pouvoir énigmatique de l’art littéraire.

[…]

* « Marrakech Écritures », Oracl, nº 19-20, 1987.