Le Magazine littéraire, mars 1991, par Jean-Paul Manganaro

[…] Que résumer, ou retenir d’histoire en ce que Calvino appelait un « roman-paysage » ? Loin de la plaine du Pô qui était le paysage de Tout l’or du monde, le roman de Francesco Biamonti palpite des lumières de la Ligurie : non point la Ligurie touristique et assourdissante de San Remo ou de Portofino, mais celle, immensément secrète, de l’arrière paysage montagneux et sévère. Et si Calvino nous avait déjà donné des descriptions de ces hommes qui habitent et vivent dans ces zones, Biamonti nous parle d’une génération bien plus jeune mais qui vit chaque geste et chaque mot avec la même intensité muette que ses aînés, comme si le gène qui nous fait communs n’arrêtait pas de travailler nos visages et nos pensées à partir d’un paysage qui serait électivement le nôtre.

L’interrogation du roman porte ici sur la disparition d’un être fait de silence dont on ne sait s’il est mort par suicide, par accident, ou par meurtre. Aucune des personnes de Gregorio, celui qui s’interroge sur l’ami disparu, croise dans sa recherche d’une réponse, mère ou maîtresse ou ami, n’est capable d’apporter une réponse à son questionnement. Seul le paysage semble suggérer, selon sa disposition dans la page narrative, un embryon de solution ; mais chaque fois que l’on parvient à une image qui semblerait dénouer l’énigme, voilà que ce même paysage est là pour brouiller les pistes précédentes et n’offre que des murmures diffus qui crucifient toute expression et tout sentiment aux arêtes des rochers, aux éraflures du vent, aux crêtes de la mer. Joue ici cette incapacité qui est la nôtre à établir la plus simple des communications avec nous-mêmes avant qu’avec les autres, mais qui est aussi le fondement essentiel de cette recherche de l’autre et de la reconnaissance de sa difficulté à être. Et on découvre en soi, à travers l’autre, un humanisme déchiré dont on essaie en vain de recoller les filaments et les bribes.

Mais il y a aussi, dans ce texte d’une humilité étonnante, des dialogues continus, les marques mêmes des questionnements qu’on ne cesse de se faire en les posant aux autres, qui sont sans doute, avec la langue de Vincenzo Consolo, une des plus belles mises en scène poétiques du langage. Une sonorité transparente et douce, jamais mielleuse, une tendresse du verbe qui avance de pair avec les traînées des transparences du paysage, toujours évoquées par la langue plus que par la description. Écriture du passage, des frontières, en ce qu’elle relève et laisse entendre à l’oreille de l’esprit sa menaçante fragilité, la stupeur de sa force.