Bücher-Livres, janvier 1999, par Robert Redeker

Espiègle et tragique Bufalino

Loué soit le traducteur ! Nous devons à Bernard Simeone d’avoir accès à nombre d’œuvres majeures de la littérature italienne contemporaine. Après les traductions publiées l’été passé aux éditions Le Temps qu’il fait de recueils de poèmes signés par Valerio Magrelli (Natures et signatures) et Franco Buffoni (Dans la maison rouverte), voici au creux de l’hiver que nous arrive une sorte de miracle littéraire, la version en langue française d’un roman important, aussi déroutant que fascinant, sorti de la plume également espiègle et tragique de Gesualdo Bufalino, Tommaso et le photographe aveugle.

Sicilien du Sud mort en 1996, Bufalino, ne publia son premier roman Le Semeur de peste, qu’à la soixantaine ; d’emblée cependant on comprit qu’on avait affaire à un grand écrivain.

Le roman Tommaso et le photographe aveugle est une sorte de malle à plusieurs fonds, ainsi qu’en usent les prestidigitateurs montreurs de surprises, ou bien de dessin à la Escher (ce livre, Bufalino le suggère lui-même, peut se lire à la façon des palindromes) se déguisant sous la forme apparente d’un journal intime tenu au cours d’un torride été sicilien (à Rome, dans un décor romain, mais la Sicile vaut pour métaphore) un écrivain raté, journaliste à la manque, devenu moins que concierge (« factotum de copropriété ») dans un gratte-ciel inachevé, un « attrape-nuages à l’italienne », Flower City. Le narrateur graphomane est un ermite urbain hanté par des pulsions scopiques – il regarde le monde passant dans la rue, depuis sa trappe, sa « lunette sur le monde » vu à hauteur d’égout. Ce spéléologue des villes à la dérive écrit pour chasser les hyènes paissant dans son cerveau.

L’immeuble (un « énorme donjon blanc de mauvais béton, perméable à la chaleur comme un ventre au couteau ») bien sûr est un monde quasi clos ; néanmoins, à l’inverse de l’île utopienne de Thomas More, tout y cloche, tout y est ontologiquement imparfait, en particulier les humains – ainsi, cet immeuble sous le regard de Tommaso est-il une sorte d’appareil photo permettant de regarder (en louchant, sinon ce serait impossible) la misère sordide de la condition humaine. À l’instar de son personnage principal, dont la bégayante vie hésite entre le sublime et le vulgaire, l’écriture de Bufalino se déchire entre un style haut et un style bas (le narrateur reconnaît : « je reconnais que dans ma façon terne de survivre persiste, j’ai honte de l’avouer la nostalgie de la lune »). Les humains ? Tout un monde grouillant de chancres à l’âme, de cœurs en nœud de vipères, d’existences purulentes. L’ordinaire des hommes quoi ! Il y a Tirésias, le photographe aveugle, quêteur de lumière dont le Nikon voit pour lui – cette infirmité paradoxale va l’entraîner dans une aventure socio-politique révélant les bas-fonds de la haute société italienne. Il y a Giorgio Crisafulli, excentrique de province, comédien loupé, cabot de quartier. Il y a Mundula, le régisseur vicieux, faible avec le propriétaire – un New-Yorkais aussi lointain et caché que le Deus absconditus de Pascal –, et, last but not least, impitoyable avec sa troupe de locataires en retard de loyer. Il y a l’ingénieur Garaffa, « un homme à l’intelligence imperceptible », bref un homme moderne, un de ces hommes sans qualités versé dans l’ingénierie. Il y a une élégante noble déchue, vivotante à quelques années du trépas, qui se nourrit en vendant les tableaux du temps de sa splendeur, dame Marzia. Il y a Lo Surdo, l’expert-comptable ruiné par la Mafia. Il y a un vieux professeur de philosophie original amateur du De senectute, sophiste paradoxologue plutôt que maître de vérité, avec lequel Tommaso aime à converser – car l’exception du narrateur au milieu de cette humanité pitoyable, c’est la pensée, c’est la hantise philosophique, c’est le questionnement métaphysique. Il y a le travesti, Mariposa, sujet de tous les quolibets, cœur tendre et blessé que la pitié du narrateur comprend. Quel monde pathétique que cet univers de malheureux ! Ah, j’oubliais – enfin il y a Léa, la muette et perverse Léa, la lascive et glaciale Léa, l’incompréhensible poupée de neige vers qui vont les désirs de Tommaso. Léa, l’impitoyable au cœur endurci, qui veut être aimée sans aimer jamais. Sombre comme un lys, sa blancheur est mallarméenne. Cette communauté sera prise dans un thriller. Le photographe aveugle est recruté pour prendre des vues d’une partouze, mélange de sexe de drogue et de sang, à laquelle participent d’importantes personnalités, des huiles transalpines – Tirésias s’en confie à son ami au cours d’une séance de cinéma, sous la lumière de la bande sonore du Lancelot de Bresson. À ce moment du récit ce roman ajoute un genre à tous les autres auxquels il s’est essayé avec bonheur : le roman policier crapulo-politique, à la semblance des sublimes romans noirs des années 30. La dolce vita tourne au sombre, la mort d’une jeune fille (Ersilia) vient accompagner la débauche – il faudra assassiner le photographe, témoin aveugle, puis tenter de récupérer le rouleau qu’il s’est gardé pour lui, qu’il a caché nul ne sait où, le fameux RD (Graal, l’auteur l’avoue en passant, de ce roman). La course haletante et surprenante pour dénicher ce rouleau de photographies compromettantes et salaces constitue l’un des morceaux de bravoure de ce roman.

Je n’en dirai pas plus sur l’intrigue, aux mille surprises répondant aux mille ruses de la littérature – on ne révèle pas les tours des prestidigitateurs. Bufalino se cache-t-il derrière la confession du narrateur, « le long du chemin de Damas, frappé par la foudre de l’impiété, j’abjurai le dieu de la littérature » ? La vérité est sans doute infiniment plus subtile. Si Bufalino abjure le dieu de la littérature, c’est pour s’amuser avec les mille dieux de la littérature ; s’il récuse le dieu monothéiste de la Lettre c’est pour mieux flirter avec les innombrables petits dieux dont les livres sont remplis. Peu de livres cependant, jouent, à la façon d’un palimpseste ironique, autant que celui-ci avec tous les livres. Littérairement espiègle, anthropologiquement tragique – loué soit l’auteur qui accouche de pareils romans !