La Quinzaine littéraire, 1er mai 1999, par Mario Fusco

Le concierge et Tirésias

En 1981, parut en Italie un singulier roman qui, d’emblée, imposa le nom d’un auteur sicilien, Gesualdo Bufalino, déjà sexagénaire et jusque-là demeuré inconnu. C’était Diceria dell’untore, dont la traduction française, intitulée Le Semeur de peste, sortit quelques années plus tard, chez L’Âge d’homme. En 1996, après avoir publié dans l’intervalle une dizaine de volumes, Bufalino mourut dans un accident d’auto, quelques jours à peine après la parution de son dernier roman, Tommaso et le photographe aveugle.

C’est un livre étonnant, là encore, non pas tant parce qu’il raconte que par la manière de raconter et par l’écriture de Bufalino. Il s’agit, comme déjà dans Le Semeur de peste, d’un récit à la première personne, mais il vaudrait mieux sans doute parler d’un monologue qui, délibérément, transporte le lecteur dans un monde médiocre, voire sordide. C’est le monde tel que le perçoit autour de lui le narrateur, Tommaso, un ancien journaliste en rupture de travail comme en vacance d’amour, et qui, plus qu’un emploi, a trouvé une manière de refuge comme gardien d’un grand immeuble de rapport, à la fois inachevé et déjà croulant, situé à la périphérie de Rome.

Qu’il soit question de Rome est du reste une indication presque anecdotique, qui renvoie à un espace urbain passablement vague, mais à la fois immense et peuplé d’individus douteux et corrompus. Tout en effet ou presque se passe dans cette bâtisse où s’entrecroisent et coexistent d’assez minables personnages, auxquels seuls le gérant et le gardien confèrent un minimum d’unité et de cohérence. C’est du sous-sol (éminemment allusif) où il a élu domicile que Tommaso observe, par une lucarne située au niveau du trottoir, les allées et venues des copropriétaires, partagé qu’il est entre le désir de rêvasser, parfois aussi d’écrire, mais sans se mêler de la vie d’autrui, et d’autre part la curiosité d’épier ce qu’il ne fait qu’entrevoir de son souterrain, sauf quand il est arraché à sa torpeur par les inévitables incidents de la vie de chaque jour.

Tommaso a un ami, un photographe devenu aveugle qu’il a surnommé Tirésias et qui tire profit de sa cécité pour prendre des clichés de scènes scabreuses dont il est un témoin apparemment à l’abri de tout soupçon. Ce qui n’empêche qu’un jour, il est renversé et tué par une motocyclette : accident ou meurtre ? D’une certaine façon, le roman développe ce qui apparaît comme une enquête sur cette mort, qui de près ou de loin implique tous les personnages, pâles figures d’une sorte d’opéra de quatre sous, mené avec brio, et dans une construction d’une sophistication très subtile, puisque le roman est aussi le récit d’un roman en train de se faire.

Une autre lecture est possible : sans contredire la première, elle témoigne de l’inquiétude, voire de l’angoisse de Bufalino, qui n’a jamais cessé d’être hanté par la mort et dont toute l’œuvre est un incessant questionnement métaphysique, nourri de lectures innombrables qui, habituellement, ne font qu’affleurer et transparaître, sauf quand c’est l’auteur lui-même qui, ironiquement, les souligne comme pour s’en excuser. En fait, bien plus que de lectures, c’est de références encyclopédiques où par exemple, le cinéma comme la musique se mêlent aux philosophes et aux auteurs de l’antiquité qu’il faudrait parler avec Bufalino, écrivain tardivement reconnu comme tel mais qui, sa vie durant, n’avait cessé de lire et de travailler intensément dans l’isolement de sa petite ville sicilienne de Comiso. Et cette inquiétude, comme cette culture multiforme qui tentait de lui apporter une réponse, convergent dans une écriture extrêmement travaillée, fondée sur une langue d’une grande richesse et sur une prolifération parfois torrentielle d’images et de figures éminemment baroques, où l’oxymore occupe une place privilégiée.

Le « photographe aveugle » en est un bon exemple, parmi d’autres, et pourrait résumer ce jeu apparent avec les mots comme avec le sens qui caractérise Bufalino ; car le jeu avec l’écriture n’avait pour lui d’autre raison que de traduire sa curiosité effarée devant une réalité énigmatique dont, profondément, il n’avait jamais cessé de douter qu’on pût lui trouver une solution, mais qu’il ne pouvait toutefois se résigner à ne pas questionner sans trêve.