La Quinzaine littéraire, du 1er au 15 octobre 2012, par Hugo Pradelle

La miséricorde corporelle

Un récit hybride qui fait s’entrecroiser l’expérience intime, la mémoire collective, le savoir érudit ; et réfléchit leur inscription dans le mouvement angoissé d’une vie hantée par les épreuves, qui nous rappelle que « nous risquons toujours tout ».

« Donner à manger à ceux qui ont faim, donner à boire à ceux qui ont soif, vêtir ceux qui sont nus, loger les pèlerins, visiter les malades, visiter les prisonniers, ensevelir les morts ». Comme toutes les énumérations, celle des Œuvres de miséricorde, cet « ensemble d’impératifs moraux […] censés obliger les chrétiens » provoque un vertige impitoyable qui nous ramène à notre condition et à une culpabilité fondatrice, tout en nous laissant entrevoir le rachat possible de nos souillures innombrables. Riboulet explore ce mouvement élémentaire par le biais d’un récit hybride, s’obstinant à célébrer le risque que nous prenons en vivant, les poids considérables que nous supportons par-delà nous-mêmes, les hantises qui trouent nos existences fragiles, le corps qui en prend la part la plus magistrale.

Car il n’est ici nullement affaire de mystique, fût-ce par le détour de la vie éprouvée, mais bien d’une insistance à ce que recouvre cette « miséricorde corporelle1 » qui ordonne à la fois une part de notre psyché commune, de notre histoire et de ce qu’elle fait se jouer au plus intime, dans le travers du corps. Ainsi, le narrateur va s’élancer – comme un corps prenant l’élan nécessaire à une course qu’il sait longue et difficile – dans une expérience bouleversante, manière d’épreuve au rebours de ce qui nous conforme, pour dépasser quelque chose de lui-même, lui faisant éprouver sa capacité de pardon et son obstination à découvrir les fondements d’une violence polymorphe et omniprésente.

Il va ainsi traverser une frontière, passer le pas, pour gagner l’Allemagne, découvrir « ce grand morceau d’Europe » qu’il ne connaît pas, qu’il a longtemps refusé, le considérant comme « infréquentable ». C’est que le poids de l’Histoire se fait sentir, que l’intrusion germanique, par trois fois, a laissé traces et stigmates sur une nation et jusque dans le corps de ses habitants, à la manière d’une plaie infectée qui fait suppurer la mémoire. Le narrateur veut dépasser ce sentiment, cet héritage pesant, découvrir comment le « Corps Allemand, majuscules à l’appui » nous a pénétrés, pourquoi il y demeure inéluctablement. Il choisit donc d’éprouver le corps de l’un de ces Allemands, Andreas, de coucher avec lui, de se sentir lui-même dans cette déportation corporelle qui permettra une étrange réconciliation. En effet, dans ce corps « vêtu de [son] désir », dans ce qui le dépasse, gît quelque chose, le passé, les gestes monstrueux, la honte, la douleur, car il réclame la compassion, l’abandon, l’absolution, le narrateur va « y trouver ces corps brisés et vides d’âmes dont il faut bien que quelqu’un, un jour, s’occupe, si nous ne voulons pas tous y laisser nos peaux, même un siècle plus tard ».

Les Œuvres de miséricorde fonctionnent comme un exorcisme, nous y luttons avec nous-mêmes, nos corps qui débordent, les fautes du passé et l’immense beauté qui nous subjugue toujours. Riboulet entrelace à cette trame d’autres histoires, minuscules et essentielles, faisant se confronter la masse des expériences collectives à celles qui hantent les individus, convoquant tour à tour des parcelles de savoir et de grandeur, reliant tout ce qu’il écrit à la contemplation obsessionnelle d’une série de tableaux du Caravage, faisant toujours tout revenir à la primauté du corps, à la place que nous lui assignons, à ses effets, ses troubles, à la « leçon de ténèbres » qu’il faut retirer de son inépuisement. Riboulet entreprend ainsi les gestes qui portent nos vies, interroge la mémoire, fait appel à des écrivains – Sebald, Dagerman, Gracq ou Thucydide –, des musiciens – Purcell au premier chef –, décrit au plus près les tableaux du Caravage qu’il contemple successivement et, surtout, confie l’étrange relation qui lie le narrateur à Adrien, jeune homme à la beauté plastique inaccessible, vivant dans « ce corps de saint, blessé, que je ne toucherai pas », et qui redouble l’expérience vécue avec Andreas jusqu’au climax d’un cauchemar qui clôt le livre…

Pourtant, ce ne sont pas les micro-trames ordonnant le récit selon un mode apparemment désarticulé qui comptent, mais ce qu’elles font se jouer, la manière dont elles mettent à l’épreuve, réellement et dans les tréfonds de l’imagination, l’exigence de bonté qui nous structure. Riboulet interroge le corps dans ce qu’il a de plus terrible, les moyens que nous avons de le connaître, de nous y confronter, les inscrivant dans la continuité d’une mémoire, entre civilité et barbarie, dans ce qu’il comporte de puissance de fautes et d’expiations sans fin. Il questionne la responsabilité que nous portons, ce que nous en négocions, dans le mal qui se propage et se répète, dans les moyens dont nous disposons pour accepter le corps du bourreau, la figure du traître, nos culpabilités hypothétiques, la monstruosité du monde. Il s’abîme dans cette question : « Que faire de tous ces corps et du corps de la haine, où et comment mourir ? » Il y a évidemment là un désir de contrecarrer « les violences que les hommes s’infligent », d’y découvrir une part où la beauté demeure, un moyen de s’accomplir, mais il semble que nous ne puissions que nous essayer à les comprendre, les dévoilant sans relâche, les contemplant longuement, et que chacun « fasse du mieux qu’il peut2 ».

 

1. Nous soulignons ici l’ambiguïté de cet adjectif qui ouvre à de multiples interprétations.

2. Nous empruntons ces mots à Hans Magnus Enzensberger (épigraphe du livre).