Livres hebdo, 29 juin 2012, par Jean-Claude Perrier

Caravagesque

Méditation sur l’amour et la mort, exaltation des corps : un texte âpre et envoûtant.

Mathieu Riboulet est né en 1960, c’est-à-dire pas si loin de la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui le hante depuis toujours, comme les deux précédentes (1870 et 1914-1918) qui virent se déchirer l’Allemagne et la France. Porté par une interrogation fondamentale, ontologique : « Que faire de tous ces morts, où vivre, comment aimer ? », il s’est résolu à prendre le problème à bras-le-corps, en se réconciliant sexuellement avec ce « corps allemand » qui lui était jusque-là inconnu, voire suspect. Coucher avec un Allemand, en d’autres temps, cela s’appelait « collaborer », et l’amour de la victime pour son bourreau, transgressif, scandaleux, devait être nié. Tout comme les Juifs, ou les homosexuels, cibles privilégiées de l’Holocauste nazi, avec les Tsiganes. « Pédé » demeure aujourd’hui l’une des injures les plus méprisantes, et l’homophobie, ainsi que le rappelle Riboulet, a encore de beaux jours devant elle, y compris dans des pays dits démocratiques et dans des milieux éduqués, du côté du Vatican, par exemple.

« Obsédé » par le Caravage et son univers convulsif, le narrateur se confronte donc, à Cologne, au corps d’Andreas, avec qui il noue une relation intense. Ils se retrouveront ensuite plusieurs fois à Berlin, où ils partageront leurs étreintes tumultueuses avec Tadjîn, « le prince d’Orient ». Un bel étudiant kurde qui se prostitue pour financer son cursus universitaire. Une espèce d’amour inédite naît entre les garçons, tout comme avec Adrien, le jeune SDF joueur de viole de gambe, qui fait parfois escale chez l’écrivain, sur son causse calcaire – relation cette fois platonique. Si la pulsion sexuelle joue, dans cette histoire, un rôle capital, elle peut être aussi sublimée, demeurer souterraine, comme chez le Caravage.

Le peintre dont l’œuvre fascine Riboulet, lequel s’en va voir ou revoir ses tableaux à Rome, à Malte, ou encore à Naples, la ville du monde où l’amour et la mort forment le plus volcanique duo. C’est dans l’église Pio Monte della Misericordia que se trouve Les sept œuvres de miséricorde, qui a inspiré ce livre et lui a donné son titre. Ces œuvres étant des impératifs moraux édictés autrefois par l’Église – comme « vêtir ceux qui sont nus » ou « ensevelir les morts » – que tout bon chrétien se devait de respecter, et que Riboulet distord et pervertit, jusqu’à « Payer ceux qui nous baisent » ou « Haïr ceux qui sont nus ». Méditation métaphysique, roman vrai, essai esthétique, Les œuvres de miséricorde est tout cela et plus encore : un livre âpre et magnifique, inclassable et émouvant, qui rappelle parfois le meilleur de l’œuvre de Dominique Fernandez, Porporino ou les mystères de Naples, Dans la main de l’ange ou encore La gloire du paria. Le chapitre 17, « Gagner les œuvres », apocalypse d’une violence inouïe, est l’un des plus beaux poèmes en prose qu’on ait lu de puis longtemps.