La Quinzaine littéraire, 16 mai 2004, par Agnès Vaquin

Jacques Réda se divertit

Avec L’Affaire du Ramsès III, Jacques Réda s’offre encore le divertissement de la fiction et propose à son lecteur un vrai faux polar, avec sans doute un petit clin d’œil vers Agatha Christie et son Mort sur le Nil.

Le Ramsès III est une antiquité : « Un bateau à balustrades remontant le Nil entre le désert infini et de fraîches palmeraies, le long des vestiges monumentaux d’une civilisation ressuscitée en premier lieu par le génie multiforme de Bonaparte et la vertigineuse intelligence de Champollion. » Ce remarquable rafiot est susceptible de se transformer en « silencieux vaisseau fantôme », en « lieu clos ambulant », et, une fois plongé dans l’obscurité, en labyrinthe létal. Prévoir panne et naufrage, bien sûr. « L’affaire » se doit d’être abominablement compliquée. C’est un vicieux trafic d’objets d’art, où l’authentique et la copie se mêlent. Le réseau destiné à les acheminer vers d’éventuels clients les éparpille aux quatre coins de la planète. Ces échanges lucratifs s’effectuent entre des personnages qui ne sont pas ceux que nous croyons ni même parfois ceux qu’ils croient être

Ils sont nombreux, les passagers du Ramsès III. Bienvenue à bord ! La fête commence par une manière de bal costumé : « Avec cette jeune fille vêtue d’une robe à crinoline dont l’incommodité devait être extrême sur un bateau, j’avais remarqué d’autres figures à l’accoutrement insolite : un fakir lourdement enturbanné de vert, un agent de police britannique, une dame, maigre, décatie, fardée et comme sortie d’une affiche de Toulouse-Lautrec, un zèbre mélancolique… », lequel signe Z, comme Zorro, et sauvera la belle Agnès sans quitter son travesti. On attend des rebondissements et des coups de théâtre et on n’est pas déçu, sans oublier quelques cadavres. Le procédé consiste à amonceler les stéréotypes, l’intention étant de donner à lire une histoire dont la saveur et l’humour émanent d’un déminage constant du suspens.

Ceci dit, il serait temps de passer aux choses sérieuses, lesquelles concernent le seul personnage du narrateur. S’exprimant à la première personne, il reste anonyme. Il pratique la randonnée, ce qui ne nous surprend pas trop, pour une raison dont il ne fait pas mystère : « Je me contentais de suivre la route. Ainsi je ne tardais pas à me confondre plus au moins avec elle, avec les prés ou champs qui l’escortaient, les bois bornant ces prés sous des collines onduleuses dans le ciel variable, et l’on s’y apercevait, croyais-je, si peu de moi, que je perdais progressivement la notion de ma propre existence. » Là, les lecteurs de Réda se retrouvent en pays de connaissance. La difficulté d’être de cet anti-héros affleure à tout moment dans le récit. Or, une pareille disponibilité, « cette vieille disposition d’âme impersonnelle, poreuse », expose l’homme invisible à de sévères mésaventures. L’ectoplasme garde forme humaine et les événements vont se charger de lui faire son « affaire » : « Comment savoir en effet si nous ne choisissons pas d’être choisis par les événements dont nous croyons que sans notre avis ils nous choisissent ? »

Il se trouve que la pluie immobilise le routard à Auxonne, département de la Côte d’Or. Or, l’homme s’intéresse à Napoléon ou plutôt à « un jeune officier ignorant de Napoléon » qui séjourna jadis dans la ville. Sur ce, le voilà « embobiné » par une accorte vendeuse de voyages qui veut à tout prix lui fourguer le billet d’un médecin du coin qui vient de se désister. D’où la croisière sur leRamsès III, une confusion entre le médecin et lui, le mandat qui lui est délivré par un certain lieutenant Fouad : à savoir enquêter sur la mort du même médecin dont le cadavre – ô surprise ! – gît dans une cabine. Notre homme invoque sa « grande inexpérience en matière de roman policier – (il a) toujours eu horreur de ce genre ». Il n’en adopte pas moins « l’attitude théâtrale et napoléonienne de l’enquêteur ».

La trouvaille, Jacques Réda la réserve pour la fin. Le Ramsès III fait naufrage et notre détective d’occasion – qui sait nager – goûte l’avantage d’expérimenter une autre condition, celle de « disparu ». Zorro – pardon, le zèbre – a également sauvé la belle. Puis, comme il faut bien vivre, les trois rescapés se transforment en saltimbanques. La geste du Ramsès III est née. Par elle resurgit l’antique épopée méditerranéenne, avec ce présupposé grandiose : « Ce n’était plus l’histoire misérable du Ramsès que nous interprétions, mais une variante de moins en moins particularisée du modèle archétypal auquel elle se rattachait dans la sphère où sont englobés les hommes et les dieux. »

Et le tour est joué : voilà comment, mine de rien, Jacques Réda nous mène en bateau.