La Quinzaine littéraire, 1er octobre 2005, par Bertrand Leclair

Écrire, mine de rien – écrire avec une mine de rien, dans le rien de la mine, depuis la mine du rien, cette inépuisable source où s’abreuvent les narrateurs –, on pourrait caractériser ainsi l’art d’Anne Serre, auteur de huit romans déjà qui, à défaut de passionner les newsmagazines, ont mobilisé d’excellents lecteurs (ainsi de Jean-Pierre Richard, qui lui avait consacré l’un de ses Essais de littérature buissonnière). De cet art, elle livre une carte majeure avec Le.Mat, qui inaugure une collection de textes brefs dirigée par Alain Madelein-Perdrillat aux éditions Verdier pour associer le texte, non pas tant à l’image qu’à une image particulière, dont l’influence est prégnante sur l’œuvre même d’un auteur (deux autres textes paraissent simultanément : L’Ordre donné à la nuit, de Claude Esteban, qui évoque le Caravage, et D’un pays de parole, d’Alain Lévêque, sur une aquarelle du peintre américain Winslow Homer).

« Mine de rien », et en tout cas à contre-temps de l’époque, c’est une écriture de la sidération qui se déploie ici, se livre ou s’en délivre, quand Le.Mat, fort de son étrange point qui soude l’article et le nom, est la figure la plus tordue du jeu de tarot. Il s’agit de viser « au point où l’image terrifiante s’annule, devient inoffensive » au rythme d’un récit jouant de l’autobiographie en déjouant ses codes dès le départ (« Mais où ai-je lu cela ? J’ai des souvenirs amputés, déformés, comportant toujours une erreur. Cela m’inquiète parce que cela s’accroît »).

« À un livre, il manque toujours un mot. (…) Une fois le livre publié, l’absence de ce mot produit chez l’auteur un puissant appel d’air. (…) L’ayant trouvé, tout joyeux il se met à réécrire un nouveau livre auquel à nouveau manquera un mot, et caetera. » Le précédent livre d’Anne Serre s’appelait Le Narrateur, décrivant l’étrange existence de celui qui raconte tout en vivant au milieu de ceux qui aimeraient autant ne pas le savoir. Le.Mat était donc le mot qui lui faisait défaut ; il est la clé duNarrateur – Le.Mat, ou son image qui surgit et revient de très loin, sur un chemin de montagne. Figure de vagabond, il « n’est pas forcément un revenant mais il y a assurément quelque chose de cela en lui. S’il est un revenant c’est qu’il revient de la mort ». Pourtant, apparaît peu à peu que Le.Mat n’est pas seulement « Orphée, pas seulement le joueur de flûte de Hamelin, pas seulement un revenant ou un vagabond », mais « aussi l’amour ». Qu’il est – peut-être – ce que l’on désire et que l’on redoute le plus au monde. Qu’il n’est rien, cependant, sous ses mines effrayantes, rien d’autre que le signe d’un décalage, d’un creux, d’un vide entre le monde et les mots. Le passe, peut-être, qui ouvre la porte de la narration, qui fait d’un individu un drôle de cas, un narrateur. Reste à se demander quel est le mot, justement, qui manque ici ? On attend déjà le prochain livre d’Anne Serre.