La Revue de Belles-Lettres, 2005, par Aline Delacrétaz

Un spécialiste de Bonaparte, une jolie musicienne « héritière de quelques-uns des plus célèbres crus de la cote de Beaune », une antique Miss anglaise, un mystérieux capitaine, quelques vieux loups de fleuve et une poignée de cadavres réunis pour le pire – et, dans un cas, pour le meilleur – sur un bateau de croisière remontant le Nil… Sans doute est-ce l’intrigue de quelque roman d’Agatha Christie ? « Ah, mais pas du tout du tout » : il s’agit là, grossièrement résumée, de L’Affaire du Ramsès III, embrouille réjouie et loufoque où ce chantre du bitume parisien qu’est Jacques Réda navigue (pour une fois) sur « un fleuve à tous égards sacré » qui n’est (pour une fois) pas la Seine.

À vrai dire, tout commence bel et bien comme dans un Réda : le narrateur, circulant comme il se doit à cyclomoteur, tombe en panne près d’Auxonne où il décide de s’arrêter un peu, mi par passion pour Bonaparte, « qui avait traîné là quelque temps ses bottes de lieutenant d’artillerie en second », mi pour les beaux yeux d’une « blonde un peu corpulente », « positive », « tranchant de tout » et commercialement très habile.

De Napoléon, il n’y a là plus rien à découvrir que son admirateur ne connaisse déjà. Quant à l’habile blonde, âme de l’agence de voyages Faraorama, elle expédie presque aussitôt cet encombrant soupirant couler quelques jours de croisière paisibles en Égypte. Il refuse, bien sûr ? « Ah, mais pas du tout du tout », le voici peu après au pays des pharaons et c’est là que réside la surprise. Il faut dire que, comme toujours dans l’univers de Jacques Réda, une infinité d’éléments extérieurs complotent et s’entendent pour ballotter d’une aventure à l’autre un personnage qui n’en peut mais. Ici, les conjurés sont tout simplement les événements, qui, comme chacun sait, « ont leurs idées et, grâce à des rabatteurs adroits [la blonde], capturent par surprise les personnages dont ils ont besoin pour s’accomplir [notre héros] ».

La suite prend d’abord des allures à la Tintin, du moins le temps de l’embarquement malcommode du narrateur (« toujours à contretemps », dira la jolie musicienne) sur l’improbable Ramsès III, bateau à balustrades remontant le Nil. Le nouveau venu est en effet hissé à bord sous les yeux d’une troupe de masques, dont une Néfertiti, un Toulouse-Lautrec, un zèbre en carton-pâte, un fakir et un agent de police britannique – exercice qui rappellera à d’aucuns Coke en Stock et l’arrivée du petit reporter belge sur le yacht de Rastapopoulos où un bal masqué battait son plein… Ne manque en somme que la Castafiore pour lui faire bon et bruyant accueil !

Puis le récit vire au polar façon Agatha Christie car, comme de juste sur le Nil, les morts se succèdent. Ou plutôt à l’anti-polar façon anti-Christie : ici, comme pour déconstruire l’univers méthodique de la grande dame du crime, les cadavres se croisent, s’additionnent et se soustraient en un rocambolesque méli-mélo (combien sont-ils en fin de compte ? Cinq ? Six ? Quatre ?) et à un rythme d’enfer. Quant au narrateur, qui a horreur des romans policiers et ignore jusqu’au mythique récit « égyptien » de la romancière anglaise, il se comporte en authentique anti-Poirot, freinant systématiquement des quatre fers devant chaque indice, et surtout devant ceux qui auraient été susceptibles de contribuer à démêler peu ou prou l’invraisemblable écheveau de ces crimes. Le lecteur médusé assiste ainsi pêle-mêle à une série de galops effrénés dans les coursives du bateau, à de burlesques chassés-croisés aussi bien physiques que psychologiques, aux confidences du zèbre, mélancolique car amoureux, ou à une scène de « vaudeville sinistre » au cours de laquelle le narrateur revêt, un à un puis dans n’importe quel ordre, les cotillons des victimes pour, l’habit faisant le moine, adopter la personnalité des défunts et s’exprimer à la place de ceux-ci.

Tout s’éclaircira à la fin, bien sûr ? « Ah, mais pas du tout du tout », ou du moins pas entièrement. Le dénouement sera provisoire et opaque, bien entendu – « en définitive assez confus », dira sobrement le narrateur –, car les crimes perpétrés sur le Ramsès III ne peuvent être élucidés par des « raisons de roman policier où tout se résout au prix d’une rétrospective arbitraire, laborieuse, articulée sur un commode mécanisme de mobiles, alors que de tels événements n’obéissent qu’à la préméditation ou aux foucades irrationnelles des dieux ».

On saura bien quelques-uns des fins mots de l’histoire, mais on refermera ce livre à niveaux multiples sans plus trop savoir si le zèbre n’est pas tout bien pesé un zèbre ni qui a tué qui. Ni surtout si l’Égypte, qui ne sert en somme même pas de décor à l’action, n’a pas été tout simplement rêvée dans une chambre d’hôtel d’Auxonne par un fervent bonapartien, amoureux transi d’une voyagiste et condamné, esseulé qu’il est dans une ville inconnue, à méditer depuis son lit sur l’image d’un de ces bateaux à aubes qu’on voit voguer sur le Mississippi…

En bref, dans ce petit roman fin, drôle et intelligent, tout se chevauche, s’imbrique, s’annule, se met en abyme, se télescope, s’affirme et s’infirme à la fois selon une logique implacable, qui remet à chaque instant la réalité en jeu et désamorce sans cesse toute tentation rationnelle. Dérouté, ballotté lui aussi par les événements et littéralement enchanté, le lecteur en conçoit la seule vérité « rédaienne » qui soit immuable : rien n’existe qui ne soit absolue illusion – le reste n’est que folle vanité.