Le Matricule des anges, octobre 2012, par Richard Blin

Nu, sous la langue

Dans un récit aussi limpide qu’envoûtant, Anne Serre explore le mystère de la façon dont s’entrelacent le désir, les mots et nos raisons de vivre.

En soixante pages à peine, voici un texte qui brise les Tables de la Loi. Placé sous les auspices d’une autre table – celle « de la joie et du sacrifice », celle dont le cercle brillant comme un lac gelé préside aux ébats érotiques d’une famille où les liens du sang sont devenus de véritables liens charnels –, ce récit tient autant du conte que du plaisir de tout mettre à découvert. À l’image de la mère de la narratrice, vivant nue, désirante jusqu’à l’impudeur. Une table qui, pour n’être pas celle de ce conte de Grimm dans lequel elle se couvre, à la demande, d’un beau et bon repas, n’en est pas moins un peu magique puisque c’est autour d’elle, comme en un miroir, que resurgissent images et scènes marquantes d’une enfance « extraordinaire ».

C’est dans l’évocation de cette dernière qu’est le défi et la beauté grave de ce livre tout en hardiesse calme. Il donne à voir la vie à nu dans la brutalité de son énigme. Ici, personne ne cède sur son désir, ni le père travesti, ni la mère nymphomane, ni la narratrice, ni ses deux sœurs, ni les amis de la famille. Les corps jouissent sans honte, transgressant tous les tabous dans une sorte d’en deçà du bien et du mal, sous les yeux des enfants et avec leur participation. « Nous étions de petits fauves, cherchant une main à lécher, un sexe à dévorer, un peu de pitance. » Une inconvenance majeure, une façon de vivre à contretemps, dont la narratrice se souvient sans état d’âme. « On pourrait penser qu’en vivant dans ce que d’autres auraient appelé un tel « désordre » de morues, nous étions très troublées. Eh bien, non. » ; « Nul ne me convaincra de m’arracher les cheveux, de couvrir ma tête de cendres, de pleurer, puisqu’au fond de moi nul ne pleure, mais au contraire, rit et demande à danser. » Avidité, volupté, gourmandise érotique, c’est le luxe scandaleux de leur « sans pourquoi » qui illumine ce récit d’une lumière d’effraction belle comme la perversion de l’innocence. Tout dire, aller à la rencontre des ombres de certaines réalités, c’est ainsi faire de l’écriture un acte érotique, c’est assimiler le langage à l’Éros, c’est rappeler que l’on écrit avec son corps plus qu’avec son intelligence. Elle est là l’énigme, dans la nudité resplendissante de cette « évidence » ténébreuse où semble veiller la chance de l’éclat.

« Il n’est pas facile d’attraper les poissons fuyants du réel ; il arrive que pour les saisir, on ait à mimer l’inconséquence, ou l’oubli. » C’est sur ces mots que se termine la première partie, et que la narratrice quitte, à 15 ans, le domicile familial pour mettre de l’ordre dans sa maison intérieure. Pour se désaxer aussi, pour sortir d’une sorte de rêve, réinventer le monde ou plutôt l’envie de monde. Début d’une vie d’errance et d’abstinence, entre rêve et révolte, mais qu’adoucira « la fantaisie » d’écrire des histoires. « J’avais le sens du langage. Les mots résonnaient pour moi ; ils avaient une présence, une profonde épaisseur, ils étaient presque vivants. » Une source de joie donc, sinon de jouissance, où blessure et volupté le disputent à cette part d’indemne qui est au cœur même de l’écriture d’Anne Serre. «  Et je trouvai que tout était bien, que le monde traçait en riant des boucles, des volutes, qu’il suffisait – comme je l’avais toujours su, toujours cru – d’être extrêmement attentif pour que vivre vous procure une joie terrible, pour que se fabrique une œuvre d’art grâce à votre corps, à vos mains, à vos yeux, à votre pauvre cœur brisé. » Ce qui est une façon de ramener l’art à sa plus simple expression, celle qui conjugue la plus haute tension poétique au mystère de ce qui fait être.