Le Monde, 30 mars 2001, par Monique Pétillon

Mouvement perpétuel
Jacques Réda, « randonneur sexagénaire » et métaphysicien faussement nonchalant

Poète fervent et bougon, aimant mieux passer pour une sorte d’artisan que pour un théoricien, Jacques Réda occupe une place essentielle au cœur d’une lignée flâneuse : ceux qui, avec « les mots de tout le monde », allient le consentement au quotidien avec la recherche de « l’inspiration du dehors » – hier Follain et Perros, aujourd’hui Jouanard et Goffette. Rien qui pèse ou qui pose, pour finir la poésie : Celle qui vient à pas léger. Mais les poètes ont eu la part belle autour de Réda, directeur, de 1987 à 1995, de la NRF – dont un numéro d’hommage à Charles Cingria, autre amateur de vélo et de jazz.

Une trentaine d’ouvrages, où alternent prose et prosodie, ont rendu la silhouette d’un poète qui herche inlassablement le Sens de la marche, sur le bitume ou le ballast : un « faux portrait » que, durant des années, Réda s’est « efforcé de parfaire ». Accidents de la circulation, en cercles concentriques, évoque ce mouvement perpétuel, tandis qu’un unique quatrain, dont les vers disséminés sont les titres des quatre sections du recueil, donne à ces proses faussement nonchalantes une tonalité sourdement métaphysique.

La première, renouant avec Les Ruines de Paris, évoque une certaine poétique de l’espace urbain, dont les changements de climat et de densité donnent « je ne sais quoi d’héroïque » au ciel de la Salpêtrière, une clarté pétersbourgeoise à la rue Fortuny et un vent maritime à la rue du Débarcadère. Dans le « rébus » toponymique de la ville, de la rue Thon à la rue Serpollet, le résident de Ménilmontant, tout en sifflotant le stopchorus de Potato Head Blues, cherche une cohésion secrète.

Soudain le marcheur, anticipant sa propre disparition, est saisi par un angoissant souvenir d’enfance : l’attaque – autre « accident de la circulation » – qui foudroya un passant devant lui. Il est temps alors « de prendre un peu de champ », de retrouver, comme dans Hors les murs, les « accords hirsutes » de la zone suburbaine : terrains vagues, « potagers en insurrection de choux ». Le canal de l’Ourcq à Sevran fait un contrepoint à l’éternité, le fort de Noisy semble un avant-poste, à l’invisible frontière entre engourdissement et infini.

Décroissantes, les deux dernières sections évoquent successivement la passion ferroviaire et les voyages plus lointains. On passe des gares en déshérence, des rails livrés à l’anarchie végétale, aux « quais d’épure » où une minuscule fleur nargue le train à grande vitesse. Puis de Lausanne à Madrid, où le voyageur, « équilibrant par [sa] célérité la force d’attraction qui [le] déroute », estime prendre part poétiquement à la transcendance du décor. Quant au dernier texte, où le narrateur, en Italie, s’échappe d’un colloque qui lui est consacré, il est proche, par son humour corrosif, des textes d’un délectable recueil, Le Lit de la reine et autres étapes.

Là, c’est à Lisbonne que le poète, couvert d’éloges « poussés jusqu’à l’outrance », devient à son corps défendant le héros cocasse d’une conférence parodique. D’autres étapes mènent le « randonneur sexagénaire » d’une auberge d’Apt, dont il est l’unique hôte, au Et de la reine Victoria, où, invité d’honneur, il a dormi à Cambridge – souvenirs dérobés à une quatrième petite Parque, « plus jeune encore que celle de Valéry », celle qui apporte une touche d’espièglerie et de désordre, en menaçant le fil de la mémoire avec des ciseaux d’enfant à bouts ronds.