L’Écho, 27 octobre 2012, par Sophie Creuz

Conte pour adultes pas sages

Petite table, sois mise ! d’Anne Serre, en lice pour le Prix Femina, ouvre joyeusement les portes des ténèbres.

Alors que le gris s’étale en nuances toutes relatives et tristement convenues dans 52 nuances de Grey, le livre érotique qui n’affole que les ventes, voilà qu’un petit livre jaune éclatant comme un bouton-d’or culbute la morale cul par-dessus tête, entraînant le lecteur dans un conte pour adulte, enchanteur et horrifique, à l’image des contes de Grimm. Un livre d’une liberté et d’une audace inouïes, qui se joue des fantasmes et des interdits pour les passer au chaudron bouillant de l’écriture. Il faut, pour une telle alchimie, tout le talent d’Anne Serre, auteur de romans qui habitent la fiction – donc le mensonge – avec une vérité ensorcelante.

Petite table, sois mise ! (éd. Verdier) fait entrer le lecteur dans la maison de Boucles d’or, insatiable Marianne, mère peu orthodoxe qui ne sort jamais mais déambule nue chez elle, tandis que papa, lui, s’habille en femme. Les trois petites filles n’en sont plus tout à fait, et l’assureur et le médecin de famille, s’ils étaient d’Outreau, n’en mèneraient pas large. Arrêtons là, car le sordide n’a pas droit de cité ici. A-t-il eu lieu ? Nous ne le saurons pas tant semblent joyeux ces débordements illicites.

Nous entrons sidérés dans le château de l’ogre et de la bougresse d’où fusent les rires, dans un désordre effarant. La candeur tient la chandelle avec naturel dans le bureau paternel de velours tendu ou autour de la table familiale noire comme un lac de montagne. On y mange moins qu’on ne s’y penche pour s’y mirer et qu’y voit-on ? Le diable vous faire un clin d’œil, à moins que ce ne soient les ténèbres s’ouvrir sans pudeur.

Vivre un songe libératoire

Petite table, sois mise ! est au récit ce qu’était Le Château de Cène de Bernard Noël, qui fit scandale en 1969 – année pourtant érotique. L’un et l’autre sont une épreuve du feu, une quête hallucinée, une tentative initiatique de « retourner la langue contre elle-même », de penser l’impensable, de vivre un songe libératoire. Cette écriture tout sauf narcissique, plonge ses racines dans le magma du mythe, l’interdit brûlant du corps et de la psyché. Démarche à rebours de l’ostentation et du voyeurisme, de l’étalage malsain et pervers. Nous sommes loin de Christine Angot. L’impudeur se pare ici de sept voiles pour laisser entrevoir la part cachée, psychique, symbolique du rêve érotique.

À l’instar du conte, ici chacun s’entre-dévore, se retrouve à la fois au four et au moulin, appât et repas, toutes dents dehors. En donnant la parole au délit, à la violence des interdits, Anne Serre caresse la salamandre noire qui se cache dessous, ose affronter l’effroi, le désir et la mort qui font obstacles… à l’amour. Car l’amour et le lien sont absents de cette débauche des sens, comme si la bouche vorace et matricielle engloutissait ses petits une fois sevrés. Cette souffrance n’est pas dite, elle est dans le silence de l’âge adulte, la distance prise avec soi et les autres, elle est dans l’errance atone et l’abstinence de la narratrice qui redessine pour elle seule les contours de sa Rome en ruines, ou celui d’un corps qui n’émet plus aucun signe.

Seul l’échappatoire imaginaire nourrit cette existence amputée du réel, impartageable, blessée. Licorne, table ronde des chevaliers, grands escaliers, robes de bal, affolent le souvenir, révèlent le secret, s’en approchent sans le dire. C’est que, comme l’écrit encore Bernard Noël, grand artificier du silence des corps, « le monde tel qu’il va s’arrête un moment au bord de ce qu’il cache ».

C’est là aussi que va Anne Serre, retrouvant la fraîcheur sous l’abomination. Formidable hommage à la littérature et à la vie que ce petit livre sans ambiguïté. L’indicible enchanté fait la fête au malheur, avec une frénésie, une force d’invention qui fait un croc-en-jambe au loup du bois, tire la barbichette aux satyres, culbute la mort de l’âme, venge l’innocence. Dans le dos du monstre, le ciel est bleu, et dans le ciel, les tours d’une église tracent un dessin où accrocher des lampions pour danser par-dessus le volcan.