L’Humanité, 25 octobre 2012, par Alain Nicolas

L’étrange « vie familiale » de la rue Alban-Berg

Empruntant les attributs du conte, Anne Serre donne le récit énigmatique et profondément troublant d’une enfance dont le scandaleux est plus facile à dire que le vrai.

Chez les frères Grimm Petite table, sois mise ! est le titre d’un conte, évoquant l’abondance, l’harmonie familiale retrouvée après des mensonges et des malentendus. Est-ce ainsi qu’il faut lire le bref et mystérieux récit qu’Anne Serre publie, sous ce titre ? La mise à distance sous l’étiquette « conte » est-elle une protection contre les effets toxiques d’un texte dangereux ? Est-ce au contraire une revendication de la féerie qui habitait le monde perdu de son enfance ?

La table, dans le livre, est ronde et immense, de bois ciré sombre. On n’y mange guère, elle est le lieu d’autres plaisirs. La narratrice et ses deux sœurs habitent dans cette grande maison de la rue Alban-Berg, ainsi que leurs parents qui font avec elles « des choses qu’il est interdit de faire avec des enfants ». D’autres adultes, parfois, participent. Décrivant « ce qu’il faut bien appeler une vie de famille », la narratrice évoque plutôt des « délices » qu’une servitude. Une passion réciproque, certes, une folie peut-être, une possession qui fait dire à la mère : « J’ai en moi le démon de l’amour », et dont la frénésie se communique à tous, les rendant, de surcroît, habiles quel que soit leur âge, à déjouer les questions des travailleurs sociaux. Comment parler de cela, demande la narratrice, qui avoue : «  J’ai pensé parfois qu’en mettant bout à bout chacune de ses paroles je formerais un livre. » Ce n’est évidemment pas si simple. La lecture de ces pages solaires ne débouche pas sur un manifeste comme on pouvait les lire au lendemain de Mai 68, mais sur la constatation d’une impossibilité à dire. « Il n’est pas facile d’attraper les poissons fuyants du réel : il arrive que pour les saisir, on ait à mimer l’inconséquence, ou l’oubli. » Et enfin, une coupure.

À quinze ans, la narratrice quitte sa maison. Est-elle traumatisée, malheureuse ? Rien n’est dit. « Je ne me sentais pas perdue pour autant », écrit-elle. Une seule indication : « Longtemps, j’ai été privée de sentiments. » Elle ne sent « rien sinon (s)a force ». Il faudra tout son « appétit de langage », enfin la superposition d’une autre image à celle de sa mère, pour qu’elle prenne conscience de ce qui a eu lieu. «  Comme si cette table, au lieu d’avoir été celle de la joie et de l’excitation maniaque de mes émotions, avait été celle d’un sacrifice, comme si on m’y avait torturée, démembrée, alors que moi, en ce temps-là, je songeais. »

Au moment où se commercialisent à l’envi des scandales de pacotille, Anne Serre, avec ce texte dur et énigmatique, troublant, réaffirme hautement les droits de la littérature.