Télérama, 25 août 2012, par Fabienne Pascaud

« La première fois que je vis mon père vêtu en fille, j’avais sept ans. » Telle est la première phrase, lapidaire, de l’exceptionnel et hallucinant roman d’Anne Serre. Sur la même page, deux paragraphes après : « Maman était nue la plupart du temps. » « Tu n’as pas de pudeur, disait papa. » Où donc est‑on ? Chez une aimante famille bourgeoise provinciale qui pratique avec allégresse l’inceste. Son époux indifférent lui préfère ses trois fillettes ? Qu’à cela ne tienne : la génitrice dénudée et littéraire qui avoue brûler constamment du « démon de l’amour » (et déteste quitter son logis) se console elle aussi dans les bras des trois petites sœurs. Apparemment ravies. Mais partageant volontiers leurs parents avec les habitués du pavillon, ce drôle d’endroit à la fois ordinaire et magique de la rue Alban-Berg… où la narratrice pourrait bien figurer l’animale Lulu qui inspira tant le compositeur.

Par‑delà bien et mal, ce conte noir réussit avec une délicatesse enchantée à éviter vulgarité et voyeurisme. Mais, s’il multiplie les clins d’œil – à Racine, à Sade, aux frères Grimm, à Wedekind ou à la Bible – il évoque forcément l’affaire d’Outreau. En paraît même le scandaleux démenti, puisque les plaisirs interdits s’y révèlent sans conséquences. La romancière Anne Serre est plus subtile. Bien des énigmes tissent sa parabole, aussi inquiétante que drôle. Des désastres intimes de sa narratrice‑héroïne, fuyant sa famille à 15 ans, quasi amnésique et incapable d’aimer, on saura peu. Pas davantage des abîmes où l’ont conduite des années de mensonges. Le désir d’être au monde mystérieusement lui demeure. Et la joie terrible de vivre, malgré les illusions de l’amour‑fusion poussé jusqu’à l’absurde.

C’est que la petite fille incestueuse d’antan a trouvé la jouissance de l’écriture pour faire art de sa souffrance. Pour vaincre le réel, mieux vaut le réinventer.