Hommages à Bernard Simeone

Bernard Simeone par Gérard Bobilier

Sur l’origine, peu de souvenirs. À peine une correspondance avec Philippe Renard et Bernard Simeone. Mais, déjà, davantage de courriers, de téléphones venus de Bernard. Il y avait même une raison à cela : c’était la traduction qu’il préparait de Gel du matin de Caproni…

Et puis je me souviens du choc que fut la lecture d’un texte traduit par cette dyade Philippe et Bernard, l’auteur Silvio d’Arzo, le texte Casa d’altri – qui devait donner la tonalité et le nom de leur collection « Terra d’altri ».

Je me souviens du travail que ces deux-là menaient et de quelle manière ils le menaient.

Je me souviens du retard qu’avait au départ le plus jeune dans la maîtrise de l’italien sur le père du projet : Philippe. Puis leurs deux têtes fleuries de rêves colorés des vers de Luzi, par exemple, qui célébraient avec ou sans cymbales les noces de la poésie et de l’absolu.

Je me souviens que pour peu, mais ce n’est pas rien, un signe de ponctuation par exemple, et c’est la totalité de la conscience du monde que ces deux-là convoquaient absolument et joyeusement. Je sais ce qu’ensemble ils ont donné d’Italie à notre langue, comme elle s’en est trouvée altérée pour reprendre le nom de la collection – marquée de l’altérité, amplifiée. Aucun d’eux ne doute alors que les chaînes qui ferment l’entrée des grottes où sont les ombres du savoir de cette langue italienne se transformeront bientôt en fils d’or. Réellement, ils conspiraient, c’est-à-dire qu’ils respiraient ensemble.

Et puis – comme souvent – les nuages se sont présentés, faits menaçants sur cet îlot d’Italie d’une rare exigence.

La séparation se fit, que je ne commenterai pas en tant que telle. Je regretterai pourtant d’avoir accepté trop passivement, dirai-je, cette déchirure.

Les vents noirs des mauvaises passes soufflent de plus belle, et c’est la tragédie du mont Sainte-Odile. Entre eux il n’y a plus de réparation possible. Si. Mais à peine. Et c’est Bernard qui traduira jour et nuit – et plus qu’impeccablement.

Par-delà l’absence définitive, c’est le prix de l’espoir. Prix reçu des mains de Sisyphe lui-même après que, selon les mythographes, Zeus eut condamné celui-ci, prix qui les balancerait tous au roncier, pas Bernard : c’est sa dope.

Il accomplit le passage en français des poètes et écrivains italiens parmi les plus importants du vingtième siècle.

La Quinzaine l’accueille, ce qui compte dans la république des lettres le sollicite. Diastole et systole accompagnent Bernard qui nous donnera Éprouvante claire, Une inquiétude, Mesure du pire. Le mode poétique dans ces trois recueils fera office de confession, que l’art met à exacte distance.

La narration à travers les deux textes majeurs que nous publierons, Acqua fondata et bien sûr Cavatine, lui servira d’analyse. La mathesis de toute la cosmogonie littéraire chante. Rue Saint-Irénée, l’esprit haut tutoie notre camarade !

Et puis des signes viennent, trop indistinguables pour quiconque, sauf Bernard, que la science du corps avait convoqué à ses débuts dans la vie. Le temps confirme et c’est la lutte, inégale comme souvent. Bernard résiste, reprend des arpents à la faucheuse, le bleu colore légèrement le tableau qu’aurait aimé peindre Courbet, mais pour peu. C’est par exemple les heures douces et intelligentes du Banquet du livre à Lagrasse où Bernard est tantôt dissertant aux côtés de Francesco Biamonti, tantôt martyrisant un clavier d’ordinateur à la rédaction du quotidien Corbières matin ; mais toujours, heureusement fraternel.

Il faut en venir au constat ; c’est la fin du combat. Pour tromper l’évidence, Bernard traduira encore, les poètes principalement et ainsi nous publierons Cesare Viviani, L’œuvre laissée seule, un chef-d’œuvre de clairvoyance. Une sorte de testament pour son traducteur. Bernard a fait son œuvre. Il nous restera à l’inventer, le lire, le relire jusqu’à l’étonnement final.

 

Bernard Siméone, le franc-traducteur

Antonino Velez, Topo, septembre-octobre 2001

Bernard Simeone ou de l’activité rutilante : écrivain, poète et romancier, critique littéraire, directeur de la collection de littérature italienne, « Terra d’altri », chez Verdier, et traducteur de littérature italienne contemporaine (poésie notamment). Frappante est la qualité de son travail et l’ampleur, en si peu de temps (1985-2001), de sa bibliographie (j’en possède une mise à jour complète par l’auteur au 15 avril 2000 de 42 pages !), surtout en tant que traducteur (de Caproni à Bufalino en passant par Luzi, Fortini, Sereni, Bertolucci, Erba, Biamonti, Doninelli, D’Arzo, Magrelli et Buffoni et tant d’autres, plus de quarante titres rien qu’en volumes !).

Le calembour contenu dans le titre de cet article, franc-traducteur – Bernard aimait beaucoup la polysémie des mots – introduit bien son rapport à la traduction car il rappelle un épisode emblématique et signale sa hantise de la précision, la rigueur d’exégèse de son travail de traducteur et de critique : lors de la parution en France de la traduction d’un recueil de poésies de Giorgio Caproni, Il Franco Cacciatore, par Philippe di Meo, sous le titre Le Franc-tireur, Simeone, dans un compte-rendu (« Giorgio Caproni et le paradoxe du chasseur » in La Quinzaine littéraire, nº 546, 15-31 janvier 1990) mettait en relief qu’une meilleure traduction du titre aurait été « Le Franc-chasseur », pour différentes raisons liées non seulement à la fidélité aux mots (chasseur-tireur) mais également pour des résonances, entre autres, avec le titre (Arômes chasseurs) d’un des auteurs français les plus aimés par Caproni : René Char. Un tout petit épisode pour mettre en évidence la théorie de la traduction qu’il professait : celle d’une troisième langue qui, dépassant la dichotomie usée des belles infidèles et des fidèles laides, visait surtout à mettre en valeur la polysémie des mots. Il disait : « À partir du moment où je parle de la traduction, je devine bien qu’autrement mais avec la même obstination, je repose la question du rapport entre un corps et un texte. Question qui se confond vite avec la continuité même, douloureuse et heurtée, de la parole et de la vie. Mais dans la traduction comme dans la “vie” (dont elle est sans doute une des grandes figurations, entre survenue et mimétisme), la qualité et la puissance séminale des renaissances sont liées à la profondeur et à l’authenticité des morts qui les ont précédées. Il faut mourir un peu à soi-même et à son écriture (et, au-delà d’elle, à sa propre langue) pour dire qu’on a tenté de traduire. » (cf. « Petite phénoménologie de la traduction poétique », in La Quinzaine littéraire, supplément au nº 613,1-15 décembre 1992.)

Il m’est difficile ici en quelques mots non seulement de cerner une activité de presque vingt ans mais aussi de résister à la tentation dans ce bref article de parler de mon rapport de grande amitié avec Bernard Simeone. Parce qu’avec sa mort j’ai perdu aussi son humour fin, son intelligence géniale. Je l’ai rencontré en 1983, lors de mon année d’assistant de langue italienne à Lyon. J’étais encore étudiant à l’École d’Interprètes et Traducteurs de Trieste et cherchais un sujet, original et contemporain, pour mon mémoire de maîtrise. L’un des professeurs d’italien du lycée Ampère de l’époque, Serge Pioli, me signala ce jeune auteur qui venait de publier son premier roman, Figures de silence, qui avait comme toile de fond l’Italie. Je dévorai le roman et voulus en connaître l’auteur. Il habitait encore chez ses parents, à Villeurbanne, et c’est dans ce même appartement que je l’ai vu pour la dernière fois, malade, dans les jours qui suivirent la présentation de Cavatine, son second et dernier roman, au printemps 2000. La boucle était bouclée. Dix-huit ans entre les deux romans. Dix-huit ans d’amitié, de traductions, de colloques (Sète, Colorno), et d’échanges d’idées sur la traduction. Dix-huit ans de travail acharné, dévouant presque religieusement toute sa vie à la littérature afin d’« être reconnu », comme il me le confessait aux moments où il se laissait aller avec moi à des réflexions amères sur ce choix, qui était le sien, d’avoir épousé l’écriture. Dix-huit ans pendant lesquels je l’ai traduit, j’ai rédigé des mémoires, une thèse et des études sur lui ; je suis devenu son traducteur italien et un spécialiste de toute son œuvre, et je l’ai soutenu dans les moments d’amertume, comme lui m’a épaulé et a toujours encouragé mon travail de traducteur. Nous avions presque le même âge mais il fut pour moi, dans le domaine de la traduction, un Maître. Je pense aux séances de travail de Bernard avec des écrivains italiens – Mario Luzi, Luciano Erba, Francesco Biamonti – auxquelles j’ai eu la chance d’assister ; véritables cours de traduction pratique. Certes, traduire un écrivain qui était à son tour traducteur a été un double défi, mais stimulant, un travail qui allait au fond de nous-mêmes, qui faisait sourdre moments de joie et d’angoisse, un travail fait non seulement de mots mais surtout d’émotions, de sentiments. Et la dernière traduction, celle de Cavatine, a été la plus difficile. Je ne parle pas des difficultés de traduction (certes, il y en eut !). Elles étaient dues à la présence inéluctable de sa maladie. Il assistait mon travail en souffrant, entre deux hospitalisations, entre deux séances de chimiothérapie, parfois me cachant son état de santé pour m’inciter à lui poser de nouvelles questions sur cette traduction. Et finalement, le couronnement de nos efforts : la parution en Italie, chez un éditeur de renom, Bollati-Boringhieri. Mais il y avait un fond de tristesse dans nos cœurs car, tous deux, nous savions, sans nous 1’avouer, sans dire un mot, sans vouloir y croire vraiment, que le pire était aux aguets, qu’il n’assisterait probablement à aucune présentation de Cavatina en Italie.

Je crois que la meilleure façon d’achever cet hommage, pour un mélomane, tel que l’était Bernard, est de lui dédier quelques extraits du texte de « L’adieu » du Chant de la Terre de Mahler (dans la traduction française de Jacques Lasserre), l’une des œuvres qu’il aimait le plus et qui accompagne mélodiquement un des plus beaux chapitres de son premier roman. Une œuvre que Mahler aurait voulu nommer Chant de la douleur de la terre, chant, en ce moment, de la douleur d’un ami :

« Il souffle une brise fraîche à l’ombre de mes pins./ Je suis là attendant mon ami./ Je l’attends pour un dernier adieu./ J’ai tant d’envie, ami, à tes côtés,/ de partager la beauté de ce soir ! […] Il descendit de cheval et lui donna/ La coupe de l’adieu. […] Il parla, et sa voix était voilée/ Ô mon ami,/ sur cette terre, le bonheur ne m’a pas souri. Où vais-je ? je vais errer dans les montagnes. Je cherche le repos pour mon cœur solitaire. Je vais vers mon pays, mon refuge. Pour moi, plus jamais d’horizons lointains. Calme est mon cœur, et il attend son heure !/ Partout, la terre bien-aimée/ Fleurit au printemps et verdit de nouveau!/ Partout et éternellement, l’horizon sera bleu. Éternellement… éternellement. »

 

L’Adieu de Bernard Siméone

Robert Redeker, Les Temps modernes, nº 615

Il ne savait pas, malgré le cancer qui le maltraitait et dont il espérait sortir, que ce livre, écrit à l’âge de quarante-deux ans, serait son dernier. Bernard Simeone mariait avec bonheur deux carrières, solidement arrimées l’une à l’autre par un savant amour de la langue italienne : une carrière de traducteur, de passeur transfrontalier d’écrivains1, grâce à laquelle il a introduit dans notre langue entre autres Franco Buffoni, Valerio Magrelli, Gesualdo Bufalino, Cesare Viviani, et une carrière d’écrivain, dans laquelle le fascinant récit titré Cavatine tient la place de dernier et de plus haut moment. Jamais l’art de Simeone n’est allé aussi loin dans l’exploration littéraire de la mémoire ; on devine bien ce que ces pages ont dû lui coûter à écrire, la peau de l’âme. Mais on le savait déjà : cet auteur était un écrivain singulier dont le timbre de phrase se reconnaît entre mille.

Le lecteur ouvre la première page du livre comme on pousse la porte d’un mystérieux cabinet, sans savoir qu’il va être, au sens premier, ravi : rapté et enchanté par ravissement. Il pénètre dans un livre d’envoûtement, qui approche page après page les lisières de la folie, où, sous le signe de la ville de Turin, se développent et s’entrelacent, ainsi que dans une composition musicale, les thèmes de la mémoire, de l’amour et de la mort. La musique d’ailleurs accompagne tous ces thèmes : tantôt elle reste au second plan, comme entendue de loin, tantôt elle surgit au premier plan, s’imposant, devenant alors un personnage central. Une trame permet à Bernard Simeone de filer son récit : un critique musical, le narrateur, s’enferme dans un garage de tôle de la banlieue lyonnaise, à deux pas du périphérique, des cités inhumaines et des vies délabrées, pour écouter d’affilée l’Intégrale des quatuors à corde « du grand sourd », Beethoven. Seize quatuors, et la grande fugue, qui peut passer pour le dix-septième. Cette écoute va aspirer sa mémoire dans une sorte de trou noir, basculement dans un univers où le passé vient occuper le présent, s’y installer comme en sa demeure, et torturer la conscience de questions insolubles.

Les quatuors, tout de même que s’ils posséderaient le pouvoir de susciter des spectres, ramènent dans le présent une autre vie : « Ma vie de Turin, voilà vingt ans, était une autre vie ». Un à un les quatuors donnent le ton des paragraphes du livre, accompagnant les méandres de l’amour, de la solitude, et de la mort, ils sont, ces quatuors, un véritable charme sorcier qui aspire le passé, lequel cependant ne pouvant être maîtrisé, dompté, va submerger l’esprit du narrateur. La ville et la femme se confondent : pour le suggérer, la prose de Simeone se fait poésie, prose/poésie de la ville, des rues, des places, des maisons, des dealers, des hôtels, de l’hôtel où s’est tué Pavese, prose/poésie de Turin, de l’âme de Turin. Qui, au fond, habite le narrateur ? Qu’est-ce qui le hante ? Quels sont ces fantômes qui, à la faveur des quatuors du « grand sourd » joués par Richter, s’agitent au fond de lui ? La femme, ou Turin ? Ou autre chose, la mort peut-être ? La femme et la ville au gré des pages semblent ne faire qu’un, pouvoir s’échanger l’une contre l’autre, pouvoir passer l’une dans l’autre.

« La mort viendra et elle aura tes yeux », écrivit Cesare Pavese. Le souvenir de Pavese, de ses turinoises déambulations, de la façon dont il mit fin à ses jours, du lieu où il décida de passer de l’autre côté, rôde dans la mémoire du narrateur, aux côtés de la ville et de la femme ; son évocation est attachée à la topographie de Turin – qui est aussi la topographie d’un amour perdu, noire carte du Tendre et de Thanatos –, à laquelle se livre ce singulier musicologue. La mort de Pavese : « Lui, dans sa chambre de l’hôtel Roma, piazza Carlo Felice, le 27 août 1950, ne s’est plus contenté d’une traversée prétendue. » Existe-t-il un rapport entre la mort de Pavese, et celle de la femme aimée ? Certains êtres cherchent dans la mort un passage, une « traversée ». Le trajet entre la mort de Pavese, et celle de la femme, deux traversées, s’impose : « Comme pour elle dans les collines, à son corps défendant, alors que depuis dix ans elle courtisait dans l’héroïne un autre passage. Courir toutes les fugues possibles, de la plus sereine à la plus destructrice, et mourir dans ce que le rapport de police nomma choc frontal, comment ne pas y voir une logique absurde ? »

« Choc frontal » martèlent les autorités, la voiture contre le camion dans un virage des collines – accident, suicide déguisé dû à la drogue, autre chose, comment savoir ? Le narrateur n’a pas assisté à la mort, la femme et lui étaient séparés depuis des années. C’est une mort absente, impossible à cerner, une mort absente à laquelle il ne cesse de penser pourtant, obstinément présente par cette absence. La mort est venue au narrateur, sans le tuer, elle est venue se lover en lui, la mémoire ayant été son véhicule : la mort est venue, et elle a les yeux de la femme jadis aimée. C’est la musique qui, réveillant la mémoire, hallucinant la conscience, révèle les yeux de la mort.

Le titre du livre nous avait prévenus : Cavatine, c’est-à-dire, courte pièce vocale, devenu sous la plume de cet écrivain, court récit musical. D’une étrange beauté, parcouru par une magie funèbre et musicale, le texte de Bernard Simeone est à lire et à écouter d’un même geste : lire comme un livre, écouter comme une suite de quatuors à cordes, écouter ce qu’on lit, lire ce qu’on écoute.

La mort et la musique. Comment la mort vient-elle ? est une question qui traverse Cavatine.Sinistre passage du narrateur à l’auteur, du livre à l’existence : aujourd’hui, au plus brûlant de cet été 2001, la mort est venue à l’auteur, et elle avait les yeux de la maladie. Musique : le dernier article paru du vivant de Simeone, quelques jours avant son trépas, aura été composé dans l’entrelacement des thèmes de la musique et de la mort, et ce dans Les Temps modernes : « Devenir musique. Fantaisie autour de La Mort d’Anton Webern de Gert Jonke2 ».

 

1. Bernard Simeone, Lecteur de frontière, Vénissieux, Éditions Paroles d’Aube, 1998.

2. Les Temps modernes, nº 613, mars-avril-mai 2001.