Le Bateau libre, 2 mai 2009, par Frédéric Ferney

Guy Walter, l’enfant et les sortilèges

Lu : Un Jour en moins de Guy Walter.

Ce livre m’a paru à la fois bref et lent, indolore et délicieusement assassin, comme une palpitation d’éventail mimant la mort d’une princesse. Comment fabriquer de la grâce avec de l’accident ? C’est ça, le sujet de ce récit de Guy Walter, écrit de toute l’instigation de son âme, dans une zone de la mémoire qu’aucune parole n’avait foulée et dans l’allure d’une complainte rituelle, baptême ou messe noire, je ne sais.

« Certains mots restent si longtemps dans notre tête avant de descendre dans notre bouche qu’ils finissent par prendre un goût de nuit »… À première vue, ce sont des souvenirs de la petite enfance de l’auteur. Quête intrépide et vaine. A-t-on le souvenir d’une absence, de « ce qui a disparu » ou de « ce qui n’est pas encore apparu »? Comment se remémorer un cri muet, une peur effacée, un chagrin enfui, un trou noir fût-il bénéfique ? Et comment dire la vérité si on ne la connaît pas ? Mais voyons, écrire, ce n’est que cela : rencontrer un mot, à ses risques et périls, puis un autre et encore un autre, comme si à chaque fois c’était quelqu’un, et l’attraper par les cheveux, comme si tout était (déjà) écrit.

De cette enfance à la fois subie et rêvée, Guy Walter abolit toute péripétie mineure, tout folklore, toute anecdote. Il n’en subsiste qu’un remords, un pur émoi, une traînée éblouissante dans le cœur. Un refrain lancinant et opaque, une rumeur de cantilène, un ressac d’ombres, qu’il invente ou ressuscite, comme s’il rêvait d’élucider le chiffre même de son désir, et de sortir de l’épreuve, triomphal, plus large de front, fumant de bravoure comme l’enfant qu’il n’est plus et qu’il porte en lui. Livre exact, sans merci, sur le dommage éternel de chaque jour, et qui dodeline dans la région des murmures entre la volupté et l’effroi, entre l’extase et l’esclandre, entre l’éperdu et l’insoupçonné.

Tout est déjà là dans l’enfant, sauf nous – on est en retard par rapport à soi, on va mettre toute une vie à se rattraper, et à ne jamais s’atteindre. Guy Walter parle de l’enfance, non pas comme d’un Éden mais comme d’une longue maladie après quoi il faut réapprendre à marcher, à aimer, à vivre, pas à pas. Il y a en lui un enfant supplémentaire, convalescent, fils et frère, incestueux et doux, qui s’obstine à tendre les bras vers le vide. D’ailleurs, ce n’est pas de l’ordre, c’est du vide (ou, si l’on préfère, du jeu), qu’il met dans ses souvenirs. Peu à peu, c’est une lumière inadmissible et douce qui nous oriente et qui nous gagne.

Il y a un lait noir dans certaines enfances. La sienne, Guy Walter s’en approche en tournant en rond, en faisant des cercles, à pas de loup, il cherche, du côté de l’indicible, fier de montrer ses dents ; il a un flair pour l’inespéré. Il dit la légèreté, l’ardeur, le trouble. Il n’a pas froid aux yeux mais il préfère l’oblique, l’image qui permet de dissoudre l’onde de choc, la mélopée. Ce n’est pas pour devenir écrivain qu’on écrit ; c’est pour « rejoindre en silence cet amour qui manque à tout amour ». Ce que Christian Bobin appelle : la « part manquante ». L’a-mour est une privation, une trahison, un reniement.

C’est un cas, Guy Walter. Un cas, c’est ce qui tombe. Et la chute – l’appel du vide, la souveraineté du vide – est le ressort obsédant de ce livre : « C’est alors qu’il se jeta dans le vide comme un plongeur qui aurait soudainement haï la mer, un plongeur qui aurait souhaité que l’eau se durcisse, le déchire et le broie ». « Il » avait alors quatre ou cinq ans mais sa méthode est restée la même : « les mains en avant et le corps tremblant, comme un aveugle qui cherche et tâtonne ». Ca n’empêche nullement Guy Walter de diriger à Lyon, la Villa Gillet, l’un des plus brillants « salons » littéraires de France, et le Théâtre des Subsistances, au bord de la Saône, mais ceci est une autre histoire.

Si l’enfance est la mère des secrets, ce n’est pas son genre de se galvauder en sotte confidence, ni de se fabriquer un joli costume de marin avec des bottines et un cerceau. Ce que l’auteur tente non pas de restituer mais de dire avec insistance, c’est le temps de l’enfance : corps, sang, nuit – c’est ainsi que ça se décline, ici, avec une pointe baroque qui persiste sous la langue classique, en sachant que le temps s’abîme dans tous les emplois qu’on en peut faire et que, quoi qu’on fasse, on s’éparpille. Il ne s’agit dans ces parages que d’être fidèle à soi, docile à sa pente, même si ça fait mal.

Difficile en tout cas d’oublier ce père, l’énigme de sa hauteur, de son visage, de sa bouche, et qui semble ici planté comme un arbre mort dans un songe : « Autour de ta tête, il y a le ciel qui commence, l’infini qui débute ». Ce père dont il nous dit : « Il lui arrive de pleurer assis sur le rebord de la baignoire ». Ce père qui ne sait pas raconter, qui ne sait que parler, et que les yeux du fils implorent : « Quand deux regards se croisent, quand deux regards se touchent, c’est que l’on peut tout donner. C’est de toi que je tiens cette vérité parce que tu es le seul à avoir su vider tes yeux, à les avoir complètement vidés, à les avoir creusés pour que je puisse m’y blottir ».

Un livre écrit à l’encre noire mais elle est coupée avec de « l’eau de rêve ».