Le Carnet et les Instants, nº 180, 1er février 2014, par Daniel Laroche

Un roman de la résilience

Jeune garçon très imaginatif, passionné de musique et d’opéra, Jean vit seul aux côtés d’un grand-père malade et d’une mère à la fois aimante, tyrannique et anxieuse. L’époque et le pays sont imprécis, mais l’on découvrira peu à peu qu’il s’agit d’un village libanais, non loin de Beyrouth, durant la guerre civile qui a dévasté le pays entre 1975 et 1990. Le père est mort torturé par des miliciens, ce dont ses proches ne parviennent pas à faire leur deuil. Or, loin de tout réalisme documentaire, ces faits dramatiques sont narrés selon les modes de la subjectivité enfantine. Ainsi, dans les histoires qu’il se raconte afin de meubler son esseulement, Jean ne dit jamais « je » mais « nous », « ma mère » mais « nos mères », comme pour mieux « diluer nos souffrances en fragmentant nos vies ». Moins fantasque qu’il n’y paraît, ce procédé a pour effet de troubler la frontière entre réalité et fiction, avec toutefois une divergence de taille car, si « les mères » ne sont jamais distinguées, les frères sont davantage individualisés : Moukhtar, Tarek, Pierre, Abdel Salam et surtout Charbel, « notre chef ».

Le rapprochement s’impose avec les premiers romans de Savitzkaya, en particulier La Traversée de l’Afrique : récit émaillé de contradictions, mélange de faits réels et chimériques, insistance sur le mensonge, abondance d’animaux, absence du père, sans oublier cette « grotte » retirée, en réalité une soupente, à la fois cachette et exil, paradis et enfer… Tous ces traits, cependant, vont s’estomper au fur et à mesure que l’histoire s’organise. Le grand-père finit par mourir, tel « du caramel fondu au soleil ». Jean est envoyé à l’orphelinat Saint-Chœur, mais celui-ci est la proie d’un incendie où périssent plusieurs enfants, tandis qu’au-dehors les miliciens continuent de tirer. Le garçon est alors envoyé dans un village en France pour y être adopté. Au seuil de la deuxième partie, le lecteur s’interroge : la douloureuse chaîne des deuils et des déracinements sur fond de guerre va-t-elle s’interrompre et laisser place à une nouvelle vie ? Devenu adolescent, Jean parviendra-t-il à surmonter l’espèce de malédiction qui a jusqu’ici forgé son existence ?

La question ainsi posée est assurément celle de la résilience, capacité d’une victime à surmonter les traumatismes qu’elle a subis, au lieu de glisser dans la dépression ou la délinquance. La chape de silence dont, au Liban, les adultes avaient l’habitude de couvrir les événements dramatiques (« la guerre ? mais quelle guerre ? ») constitue pour le garçon un handicap aggravant. « Tout ce qui n’est pas dit nous tue à petit feu », écrira-t-il dans sa nouvelle demeure, en proie au désarroi et aux pensées suicidaires… Bizarrement, ce n’est pas un « vrai » couple qui l’a adopté, mais une femme désemparée qui ne vit pas chez son compagnon, souffre de fragilité nerveuse et de fatigues inexplicables, insiste pour être appelée « maman ». Les conditions d’une reconstruction psychologique semblent bien loin. Et pourtant, plusieurs éclaircies vont surgir dans ce sombre tableau : Jean fait la connaissance d’une condisciple nommée Alice et découvre la joie d’un sentiment amoureux réciproque ; il s’enthousiasme pour la lecture, encouragé par un professeur de français ; de poème en poème, sa vocation d’écrivain s’affirme chaque jour davantage…

Mais surtout – et c’est ici que la résilience se fait pleinement jour –, frappé par la fragilité psychique de sa mère adoptive (malicieusement prénommée Sophie), le jeune homme entreprend délicatement de l’aider à se dépêtrer. D’abord modestement, en se fixant plusieurs « bonnes résolutions » dont il escompte un effet apaisant. Ensuite en aidant Sophie à revisiter son enfance traumatisante sous la houlette d’un père à la fois despotique, pieux, maniaque, colérique, violent. La troisième partie du roman est tout entière consacrée à cette remémoration, sous la plume d’un Jean devenu comme omniscient, et qui sans le savoir parachève sa propre catharsis en œuvrant à celle de sa nouvelle mère. Réussira-t-il cette sorte de thérapie improvisée ? On ne le saura pas, mais là n’est pas l’essentiel. Venir en aide à l’autre est le signe qu’on a pu assumer ses propres deuils, larguer ses rancœurs, surmonter blessures et frustrations, accédant ainsi à une forme de liberté apaisée. Tout ce qu’il y avait de lumineux et de chaleureux jadis dans le petit village de la montagne libanaise, l’impétueuse affection maternelle, les moments de bonheur avec le père sur le rivage méditerranéen, la musique de Bach et de Verdi, tout cela n’aura pas été vain.