Le Magazine littéraire, avril 2014, par Jean-Baptiste Harang

Hors cadres

Le titre Outre mesure ne doit pas être pris au sens commun de l’excès, mais au sens littéral, l’au-delà de ce qui peut être mesuré. Et, puisque Guy Walter nous raconte des histoires de peintres et de peinture, on mesure ici des toiles, aux coins équarris et au centimètre près. Et, même si l’éditeur a pris soin de reproduire sur un bandeau Après le duel d’Antonio Mancini pour illustrer la dernière histoire du livre, les tableaux ne sont guère décrits par le texte : il dit ce qui est hors cadre, ce qui échappe à la quadrature, à l’équarrissage. Encore que, si l’on veut bien entendre ce que dit aujourd’hui ce dernier mot, équarrir, dépecer la chair en quartiers, les taches de sang, de pleurs et de sperme éclaboussent les regards qui s’aventurent hors cadre. « Si l’on veut bien entendre… » C’est de cela qu’il s’agit : entendre et écouter les couleurs et les formes que Walter lit comme des mots sur l’autre versant du cadre. Les peintres qu’il a choisis ne peignaient pas au couteau, et pourtant l’auteur éprouve une blessure, une parole coupée, une langue exposée à la lame et au plaisir, entre la douleur et le baiser. Les voix que l’on entend sont des voix d’hommes. Pas de femmes, sinon des mères, celle dont les jupes cachent un jeune peintre contre ses jambes nues, ou Vitalie Cuif, la mère d’Arthur Rimbaud : le poète vole ici la vedette à Fantin-Latour, qui l’a peint. On croise aussi le nom d’Ophélie, mais seulement parce que Mancini se prenait pour Hamlet. Nos trois peintres sont des enfants, des adolescents plutôt, doués, ambitieux parfois, fous aux yeux des sages. Leur sexe est fait pour leur main, leur chair triste, hélas, et l’eau de leurs fleuves et de leurs bassines est noire. Parmi cent autres de ce livre d’histoires (le mot figure en sous-titre), voici une image de Mancini, page 86, à deux doigts de la fin : « Il peint souvent son sexe en noir, verge et testicules, poils. Il les trempe ensuite dans une bassine d’eau froide. Il dit que c’est la nuit et il la boit. Il fait couler sa semence dans l’une de ses mains, puis il l’observe, déclare que c’est un monstre et l’écorche contre un mur. Il déchire ses draps parce qu’il ne peut pas déchirer ses rêves. Il couvre les murs et les fenêtres de début de peintures. Ce ne sont pas des ébauches ni des idées qui lui viennent. Après, il n’y aura rien. » Les livres aussi ont des coins carrés que l’on peut mesurer, un nombre de pages que l’on peut dénombrer, mais la mesure des meilleurs d’entre eux passe outre. Au-delà des mots, ils ont des couleurs et des formes qui leur échappent. Guy Walter a réussi un long poème qui impose au lecteur une persistance rétinienne éblouie.