Le Magazine littéraire, novembre 1996, par Aliette Armel

Ce livre fait tourner les mots jusqu’à ce qu’ils soient ravagés par la mort : le dernier mot sera « celui qui barbouille la mémoire d’un gris de ciel sale. » Mer, terre, guerre, lumière, prière, poussière. Ces six substantifs sont énoncés d’abord sous forme de sixtine, cette structure poétique venue des troubadours et remise à l’honneur au XXe siècle par les écrivains de l’Oulipo. Ils sont rappelés ensuite, tour à tour, comme un refrain, en tête de chacun des courts chapitres qui composent l’ouvrage. Six mots. Trois époques : août 1944, août 1967, mars 1994. Des personnages appartenant aux deux ordres, guerrier et monastique, qui régissaient, aux temps dits anciens, la société européenne.

La continuité qui s’établit ici est celle de la guerre, de la violence meurtrière ininterrompue contre un groupe humain : une compagnie d’Algériens, dont fait partie Lakhdar Kalfaoui, participe au débarquement allié du sud de l’Europe et poursuit sa route, au-delà de l’armistice, jusqu’au cœur de l’Allemagne, sans bien comprendre pourquoi continuent pour eux la souffrance et la menace de mort. Philippe Sordello, dont le grand-père a été tué par Lakhdar Kalfaoui – il l’estimait responsable de la mort de Roseline, la prostituée du village dont il était tombé amoureux – participe à la guerre d’Algérie et veut poursuivre sa vengeance contre le soldat musulman. En 1994, c’est Mouloud, le fils de Lakhdar, journaliste, qui est tué, victime des violences islamistes.

Dom Aylard, moine chartreux qui du haut de la tour dite sarrasine a vu arriver la compagnie de soldats libérateurs en 1944 et leur a fait franchir le col, constitue le lien entre toutes ces époques et tous ces personnages. Sa présence donne une résonance particulière au texte et aux mots : la lumière n’est pas que clarté limpide mais peut éblouir, écraser, rendre opaques les objets et les hommes qui marchent « entre les haies de buis dont l’odeur au soleil commence à monter : âcre, amère, doucereuse, fermentation de mort toujours déjà promise aux alignements des cimetières. » La mer, elle, séduit « c’est elle la grande tentatrice, l’appel, la sommation… Pourquoi crois-tu que les moines se soient si souvent installés sur des îles, au milieu du désert d’eau ? La mer est un désert encore plus lourd de mirages ». La prière, elle, peut être un cri rauque et révolté contre l’impossible justice, la fuite de la vérité et la persistance du tragique.

Même l’auteur est ici rattrapé par la violence et la mort : Dom Aylard se confie à un jeune moine, Tobias, qui – à la suite de son récit – demande à partir au monastère de Tibhirine, en Algérie. Le livre était déjà chez l’éditeur quand est parvenue la nouvelle de l’enlèvement des moines de Notre-Dame de l’Atlas et, dans un post-scriptum, Michel Séonnet reprend la sixtine placée en exergue du livre et lui donne un sens nouveau. L’ouvrage était fini d’imprimer quand on a appris la mort de Tobias et de ses six compagnons : la réalité est plus cruelle que cette fiction, aux accents d’exigence et de noblesse.