Le Monde, 18 juin 2004, par Patrick Kéchichian

Les séductions du signifiant

Philippe Sollers et les mystères de la filiation divine.

La voie orale n’est pas la même que la voie écrite. Mais lorsque la première emprunte la seconde et s’y fixe, on a tout le loisir de vérifier ce que l’on a cru entendre et de s’assurer que l’orateur ne s’est pas laissé griser par ses propres mots. Car si les paroles s’envolent, pas les écrits. Ceux de Jacques Lacan justement, qui n’avaient rien d’aériens, provenaient, pour beaucoup, de discours prononcés. Il y eut aussi le Séminaire. Une génération de jeunes gens inquiets, d’analystes en formation, de dilettantes et d’ilotes (c’était son mot), vint se nourrir là aux mamelles du signifiant.

C’est Jacques-Alain Miller, qui assure la transcription officielle du Séminaire et qui invita Philippe Sollers à s’exprimer, le 10 janvier, à la Mutualité, contre l’amendement Accoyer. D’abord écrit, puis donné à entendre et enfin à lire, ce texte ne dépaysera pas les anciens auditeurs de Lacan. Ils se souviendront, avec un brin d’émotion, du filage artiste des métaphores, des nouages du signifiant et des détours que le raisonnement emprunte pour rejoindre son but. Chez Lacan, il y avait une stratégie et une séduction du discours, une connaissance ironique de ses effets. De même chez Sollers, qui fut proche de Lacan.

Nous n’aurons pas l’audace de prétendre résumer le propos de cette conférence. De l’âne, animal biblique et paradoxal (entre l’entêtement et la bêtise), Sollers saute allégrement à sainte Anne, la mère de la Vierge, qui, en passant par Anne d’Autriche, donna son nom à l’hôpital parisien – où Lacan « présenta » longtemps des malades. En 1854, autre motif d’allégresse, Pie IX proclame (tardivement, mais en ces matières tout arrive à son heure) le dogme de l’Immaculée Conception de Marie par Anne. Le mystère des noms, et celui de la conception « sans péché », c’est-à-dire, souligne Sollers, « sans calcul », gratuite, est le centre d’un dispositif dont l’auteur invite les psychanalystes (et les poètes) à se saisir. Ainsi, un certain chemin « logique » s’ouvre, « entre rationalisme et spiritualisme, c’est-à-dire charlatanisme partout ». Ainsi, entre l’âne que nous sommes et le saint auquel nous sommes promis, une filiation, ou une généalogie, s’établit.