Le Monde, 22 avril 1994, par Florence Noiville

« L’insoutenable héritage »

Sur un thème brûlant – l’engagement milicien –, les débuts d’un étonnant styliste.

C’est un livre étrange et difficile. Un texte qui saisit d’abord par le rythme majestueux de son écriture, par sa phrase ample et sinueuse, sans cesse tentée par la digression, usant et abusant des parenthèses, tournant inlassablement autour de son sujet, hésitant à le dévoiler trop vite. Une prose dense et poétique, qui vous embarque dans un flot de mots – sans que vous sachiez très bien encore où elle vous mène – et qui force l’admiration par sa puissance et sa maîtrise. Oui, c’est cela qui frappe d’emblée dans ce premier roman : Michel Séonnet est un styliste.

On en jugera très vite par la description magistrale des doigts d’un vieil homme, un ancien lieutenant de la guerre de 14 – description hélas impossible à citer, car la phrase s’étend sur plus d’une page –, ou encore par les subtiles variations sur la terre calcinée de Provence… Par ses enchevêtrements, ses ramifications, son architecture complexe, cette écriture n’est pas loin d’évoquer le chêne séculaire qui revient sans cesse dans le roman comme un symbole de pérennité, « cette excroissance de branches, rébellion de sève et d’écorce, démesure sereine qui refusait de se laisser soumettre et imposait au ciel son flamboiement vernissé… »

Et puis l’on entre dans l’histoire, lentement, et même avec un peu de peine. Car le roman est entrecoupé de dialogues elliptiques, énigmatiques, entre des personnages quasi anonymes – « la mère », « la fille » – nous ne percevons pas tout de suite la signification.

Quand le décor se précise, nous sommes dans un repaire de miliciens, où se croisent plusieurs générations. Nous découvrons que l’ancien lieutenant de 14, Louis Bertini, est devenu un responsable de la Milice, dont, l’engagement a inspiré son filleul, Fortuné Laugier, et que celui-ci l’a suivi dans l’égarement en endossant l’uniforme des Waffen SS. Nous comprenons que, pour Louise, la fille de Laugier, « l’enfant de la nuit », qui refuse cet héritage insoutenable, mais n’arrive pas à confondre « l’image du salaud et celle du père », l’heure est venue d’un huis clos familial qui permettrait enfin d’« apurer les comptes ».

Tout le roman repose sur cette « malédiction » à l’antique, où l’on voit le long étouffement d’une lignée, où le destin de chaque membre est d’expier les fautes de la génération précédente, les uns – les hommes – n’en finissant pas de se justifier, les autres – Louise – s’efforçant désespérément de se fuir pour oublier. Parce qu’il veut refléter le point de vue de chacun, Séonnet n’hésite pas à se lancer dans des passages enfiévrés où Bertini médite avec nostalgie sur le rêve d’ordre auquel il a cru.

Il décrit ces moments d’exaltation ressentis par Laugier lorsque l’on coud sur sa vareuse gris-vert le « double S conquérant », et que lui et ses amis défilent « de ce pas dit « de chasseur » (…), sautillement plus que pas, vifs, comme des insectes ou des oiseaux ». Malgré ces pointes de lyrisme, on ne saurait voir chez lui de complaisance. Au fond, l’image qu’il laisse de ces hommes est celle, pitoyable, de « perdants », de « fuyards », d’« apatrides », rejetés d’un bout à l’autre de « cette Europe qui les a tellement fait rêver ».

Quant à Louise qui, pour laver l’infamie, s’est engagée dans l’action terroriste révolutionnaire, elle finira par cesser de croire à la rédemption. Prisonnière d’une autre forme de violence, elle se découvre définitivement « infirme des gestes » de son père, « de la limite qu’ils lui imposent » : « Je crois que ce sont mes gestes et ce sont encore les tiens », lui dit-elle. « Comme un disque rayé. »

Oser une fiction sur un thème aussi brûlant était un pari risqué. Un pari que Michel Séonnet relève avec talent. L’image qu’il nous renvoie est celle, désespérante, d’individus aveugles : leur prétendue « vérité » est l’« unique raison de leurs déchirements », « l’alibi qu’ils donnent à leur besoin viscéral d’en découdre ».