Luxemburger Wort, 1er mars 2014, par Claire Leydenbach

Roman de la fragmentation et du recentrement

Nos mères d’Antoine Wauters commencent par le récit d’un garçon dans un pays en guerre, entrecoupé du discours litanique d’une mère éplorée – « mon enfant, mon amour, ma brebis ». Si le personnage, Jean, se conjugue au pluriel, lui en même temps que cet amour maternel, s’il dit « nos mères » donc, c’est comme le veut l’épigraphe de Jean Charbel, qu’il s’agit de « diluer nos souffrances en fragmentant nos vies ». Magnifique citation sous l’égide de laquelle se place le livre. Impatients, on se lance tout de suite à la recherche de ce Jean Charbel en se disant qu’on a raté un auteur majeur du plat pays. Il n’en est rien, et on verra pourquoi.

Le petit Jean enrichit sa subjectivité de frères et sœurs imaginaires, et dès lors, il est « nous » pour mieux supporter l’étouffant amour – « Ma chèvre/ Mon hiboux/ Mon enfant qui me pèse » – d’une mère qui l’enferme pour le protéger de la guerre.

Dans son pays, avant, on avait « vue sur les sommets, sur les falaises, sur la mer Méditerranée » dans laquelle on nageait « avec un tuba divin pour boire le ciel mais sans nuages ni balles de kalachnikovs ». Et puis le feu de la guerre ravage ces souvenirs originels d’eau ; la guerre a tué le père, l’absent, le regretté, elle affame le grand-père qui rejoindra le corps « caramel mou » du paternel en effaçant sa chair derrière ses os. Lestée, écrasée par le poids de trop de souffrance, la mère disparaît.

Jean est transplanté dans un pays d’Europe occidentale ; la première mère évanouie, on lui en donne une autre, Sophie, qui bataille, elle, sur un front intérieur : la dépression, ses profondeurs, le lit dans lequel elle se réfugie.

Armé de ses frères et sœurs fictifs, de ses carnets – il écrit –, Jean avance sous le ciel gris d’une nouvelle vie. Jean écrit ? Alors on se dit que, peut-être, le petit Jean est le même que le grand, le Jean Charbel qui ouvrait le roman. Et l’intuition se confirme, et on se dit alors qu’on a bien trouvé un auteur majeur du plat pays : il s’appelle Antoine Wauters et, sorti des eaux de la poésie, il marche d’un pas assuré sur les terres de la prose. Pour Nos mères, il a reçu le 20 février le Prix Première.

Du petit Jean qui se multipliait dans une toute fictive fratrie, Antoine Wauters fait un écrivain, ce Jean Charbel qui, devenu grand, reprendra la matière mort de sa première vie, la matière caramel mou des corps qui s’effacent ou disparaissent, comme le grand-père qui s’amenuisait, comme le père tué, comme cette mère adoptive qui fond dans son lit, pour lui donner une forme, à sa vie. Illustrant par là même le pouvoir de résilience de la narration. Et puis Jean, un jour, lâche ses frères et sœurs imaginaires, comme un enfant abandonne en le saluant un ballon dans le ciel, en l’envoyant rencontrer le soleil. Il ne lâchera jamais sa valise parce que « dedans, il y a tout ce que j’écris, c’est-à-dire tout ce que je vis, tout ce que je pense et tut ce que je suis. Tu comprends ? » Oui.