Hommages à Maurice Nadeau

Pour Maurice

La Quinzaine littéraire, 1er juillet 2013

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Par Georges-Arthur Goldschmidt

Un matin d’hiver de 1957, à la gare Saint-Lazare, dans un numéro de la revue Les Lettres Nouvelles de Maurice Nadeau, la découverte du premier chapitre du Ferdydurke de Witold Gombrowicz et le monde de tous les jours bascule et un tout autre monde s’ouvre, celui de l’écriture et c’est l’œuvre de Maurice Nadeau. C’était lui, en effet, le découvreur et l’éditeur, entre tant d’autres, de ce grand écrivain polonais de l’infantile originel. Il fut aussi le premier à le publier. Nadeau est celui qui révéla l’aventure littéraire à tant de jeunes gens et à tout un siècle. L’exaltation du renouveau, de l’inattendu, l’enthousiasme littéraire vinrent essentiellement de lui qui ne cessait de publier de grands inconnus devenus les voix majeures de ce temps. Nombreux sont les écrivains ou les lecteurs qui s’éveillèrent à eux-mêmes grâce à lui, non seulement grâce à son Histoire du surréalisme, mais aussi à cause de son Flaubert écrivain, qui en confirma plus d’un dans sa vocation d’écrivain. En plus, quarante ans d’amitié et de collaboration à La Quinzaine littéraire : quel plus beau cadeau pouvait-il faire ?

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Par Mathieu Riboulet

C’est la troisième fois en quatre ans que je perds un éditeur, dans un ordre inversement proportionnel à la logique du temps et à la durée passée à leurs côtés : Gérard Bobillier (Verdier) en 2009, Jean-Bertrand Pontalis (Gallimard) voici quelques mois, Maurice Nadeau aujourd’hui. Heureusement pour nous, la Maison jaune du premier poursuit son beau chemin ; l’élégant pavillon de chasse XVIIIe que le deuxième avait bâti au fond du parc de la Maison blanche, pour filer la métaphore, restera le petit joyau qu’il est, corpus aujourd’hui refermé. Quant au troisième (« Le seul trotskyste que j’aie jamais pu supporter », m’avait dit Bobillier !), qui pour moi fut le premier, il occupe évidemment une place à part : dans l’histoire de l’édition française, et dans mon propre itinéraire, comme dans celui d’un certain nombre de « jeunes » auteurs qu’il publia à leurs débuts, j’en suis certain, pour des raisons moins connues.
Ce n’est pas pour ce que j’avais raconté que Maurice Nadeau m’a publié, mais pour ce que j’avais écrit. La différence est discrète mais elle n’est pas mince. Je n’ai pas mesuré d’emblée les conséquences qu’elle entraînerait, l’espèce d’assise qu’elle me fournirait pour combattre le profond sentiment d’illégitimité à être un sujet écrivant qui m’habita longtemps. Maintenant je sais que la pleine confiance que Maurice Nadeau a accordée à la langue que je pratiquais et qui l’avait touché est l’élément essentiel de sa décision d’éditeur et par suite de la relation qui s’est établie avec le sujet écrivant dont lui, Nadeau, savait qu’il recelait un écrivain. Tout le reste se discute, une longueur par-ci, une idée saugrenue ou tarabiscotée par-là, mais pas le fond, qui est la vie, et qui était, pleinement, sa vie à lui.

Il disait volontiers que ses auteurs le quittaient quand venait le succès, que c’était là son lot. Un soupçon de coquetterie flotte sur cette assertion, qu’on ne saurait lui reprocher. J’ai été long à comprendre qu’il m’avait patiemment et fort intelligemment poussé dehors, discutant pied à pied un manuscrit que je lui avais remis, dont il disait qu’il était comme une pierre, sans porte d’entrée, mais qu’il le publierait si personne d’autre n’en voulait parce que, s’il est cohérent, un éditeur doit tout publier d’un auteur, fournissant l’argument et le contre-argument dans une même phrase dont je mis un temps fou à entendre ce qu’elle disait : tu n’as plus besoin de ma petite maison qui publie des inconnus, j’ai fait mon travail, à toi de faire le tien maintenant. Dont acte.
Ce n’est pas une petite affaire, la relation qu’un écrivain entretient (ou pas, d’ailleurs) avec un éditeur. J’ai eu la chance d’avoir presque toujours affaire à des femmes et des hommes conscients de ce que toute l’affaire se noue (et parfois se résout, transitoirement, le temps d’un livre) au cœur de la langue, et que tant qu’on se tient là, eux et nous, le reste n’a que peu d’importance. Je suis heureux que Maurice Nadeau m’ait donné le la de cette exigence, et je l’en remercie.

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Par Pierre Michon

« Nos choix sont plus nous que nous » : c’est cette phrase de Suarès que Maurice Nadeau a mise en exergue à Grâces leur soient rendues, son livre de souvenirs littéraires. Eh bien ce qu’il nous a appris surtout, c’est à choisir. Ce qu’il m’a appris plutôt, pour ne pas généraliser. Et là je suis obligé de parler de moi, qui ai eu vingt ans en 1965 : un demeuré de la campagne sans bagage d’aucune sorte, sorti d’un internat dans un lycée reculé, débarquant dans une fac de province avec quelques velléités littéraires, mais d’une inculture crasse et ne bénéficiant de personne pouvant ressembler à un mentor. Comme ce jeune homme était ombrageux, qu’il s’était bricolé avec des auteurs à la mode trente ans plus tôt un panthéon peu original, il était désorienté et pour tout dire perdu. Les nantis et khâgneux qu’il fréquenta le lui marquèrent sans détour. Il lui fallait trouver quoi lire, c’est-à-dire quoi élire, et vite, pour ne pas passer définitivement à côté. Les revues me furent vite un recours, car les revues trient, choisissent. Mais leurs hiérarchies ne se recoupaient pas. Les choix tout politiques et stratégiques des Lettres françaises et des Temps Modernes me rebutèrent vite. Les codes grands-bourgeois qui présidaient en sous-main aux choix de la NRF me passaient au-dessus de la tête. Bien sûr il y avait le merveilleux Tel Quel : mais c’était pour les normaliens, les grands nantis de la lettre, je n’étais pas chez moi. Tous ces gens ne firent que m’embrouiller davantage. Et c’est alors que Nadeau m’a sauvé la vie – enfin la vie…, la mise, mettons.

La Quinzaine semblait avoir pour devise la phrase de Pound : « Étudier la littérature, c’est se livrer au culte des héros. » On y expliquait, certes, mais surtout on y admirait, l’enthousiasme si naturel aux jeunes gens y était dans son pays. Je voyais élire sur le vif les héros qui seraient les miens, Beckett, Lowry, Borges. L’enthousiasme – mais aussi la malice, le sourire en coin de qui vient de loin et s’en souvient : Nadeau est le fils de Zilda Clair, qui ne savait pas lire et faisait des ménages. Cela je ne le savais pas, mais je le sentais bien, c’était à son insu dans ses textes et dans ses choix, et cela me parlait directement, à mon insu : car le lectorat, tout comme le corps des écrivains, est traversé par la lutte des classes. Nadeau avait pris sur lui, opiniâtrement, d’être à la fois un aristocrate des lettres et un prolétaire fidèle à lui-même. Il m’a ouvert la route.

Je lui ai peu parlé, il m’a toujours intimidé. Mais c’est ce double visage que j’ai vu chaque fois : une brusquerie, une franchise sans apprêt, qui est aussi bien celle du duc de Guermantes que celle du métallo. La dernière fois, c’était peu après le succès des Onze, à une tablée commune. Il ne me parla guère, mais soudain il me dit, avec son tutoiement guermantien, tendre et moqueur : « On devrait te couper la tête. » Voulait-il me dire que j’étais passé un peu trop dans le camp des aristos, que j’avais oublié que j’étais un fils de Zilda Clair ?

 

Télérama, 24 juin 2013, par Marine Landrot

Maurice Nadeau, des traces dans les mémoires

Le Monde, 17 juin 2013,  par Marion Van Renterghem
Maurice Nadeau, éditeur génial et désargenté, mort à la tâche à 102 ans

 Libération, 17 juin 2013, par Claire Devarrieux
Maurice Nadeau, entre les lignes

Rue 89, 17 juin 2013, par Pierre Haski
Maurice Nadeau s’éteint à 102 ans, après un dernier combat