L’Humanité, 16 novembre 2000, par Jean-Claude Lebrun

La langue au menu

On ne saurait trop recommander la lecture d’un précieux petit livre d’Olivier Rolin paru au début de l’été. Avec un titre La Langue, qui affiche tranquillement le programme et va droit au but. Cela se présente comme un simple dialogue, dans la salle déserte d’un bistro du nord de la France, entre un client, qui pourrait bien être lui-même écrivain, et une serveuse venue de la campagne, qui se méfie du beau parleur. Tandis qu’en permanent fond sonore défile le sabir de l’information audiovisuelle, « voix de personne, aussi éloignée de la langue “littéraire” que de la langue “populaire”. »

Tels deux personnages de Diderot, l’écrivain et la serveuse engagent maladroitement un bout de conversation, se testent, s’essaient à se connaître. Souvent aussi se taisent. Et font petit à petit venir des bribes de pensées. Laissent bientôt se formuler des réflexions qui ne trouvaient peut-être pas à se dire. Entre eux, il est justement question des mots, de leur usage, de leur poids, de leur valeur : l’un en effet les possède et sait les manier ; l’autre, qui porte le débat sur un terrain fondamental, affirme n’en avoir « pas plus que de l’argent ». Même s’il s’agit d’abord de meubler le silence entre eux, d’opposer un fragile rempart sonore à l’ennui, au vide de ce café déprimant. Parce qu’également ne cesse pas de s’élever cette autre voix venue du téléviseur, impersonnelle et accaparante, qui débite sans contredit ses tournures répétitives, ses pseudo analyses et ses clichés. Voix sans aucun doute totalitaire, puisqu’elle se constitue en discours unique sur le monde. Olivier Rolin en juxtapose les fragments qui se donnent à entendre au quotidien, pour un véritable exercice de maïeutique. Rien n’y relève en effet du hasard : c’est une idéologie qui se trouve sous nos yeux reconstituée. S’appuyant pour cela sur des mots au préalable desséchés, répertoriés, définitivement ajustés à d’autres mots dans des formules rituelles. Celles de la météo (un « épisode pluvio-orageux » s’installe), du sport (« trois buts à domicile, ça fait quand même désordre »), du management (« équipes performantes, conviviales »), du discours économique version ultralibérale (« Fondamentaux restent excellents… Marchés orientés à la hausse »), ou encore de la politique (« partie de bras de fer qui s’engage »)… La langue, mais dans son usage le plus totalement ossifié, ne laissant plus de jeu ni d’espace pour de la réflexion. Les mots y apparaissent verrouillés, fermés à d’autres sens possibles. Ils sont devenus les pièces inertes de l’échafaudage idéologique qui se donne pour le réel en le masquant. D’ailleurs, précise Olivier Rolin dans un texte de très haute portée, Mal placé, déplacé, qui succède à son dialogue, « voir et trouver les mots, les mots exacts, c’est un peu la même chose ». L’enjeu se trouve ici clairement suggéré.

Et la littérature, dans tout cela ? Il n’a en fait pas cessé d’en être question. Car elle est précisément l’une des possibles voies d’accès au réel : « le soin de l’écrivain, à l’opposé de tout académisme, n’est pas de borner le domaine de sa langue, mais de l’élargir, de la parcourir dans toute son extension ». Aux usages archi-convenus des mots, Olivier Rolin oppose une autre pratique, littéralement inouïe, qui laisse ceux-ci vivre dans une manière d’autonomie. Impossible ici de ne pas penser à la démarche de Nathalie Sarraute, à sa façon d’aller jusqu’à la conséquence logique qui en résulte, lorsqu’elle institue les mots en véritables personnages de ses livres. Lorsqu’elle les fait se déplacer, au propre comme au figuré. Ce déplacement, c’est le moment du passage à la littérature comme mise en question la plus radicale d’un discours totalitaire. Il y a dans le livre d’Olivier Rolin quelque chose de vivifiant et d’essentiel, qui fait utilement contrepoids aux petites scènes sans importance de la vie littéraire.