Valeurs actuelles, 19 mai 2011, par Bruno de Cessole

Dans le siècle, parmi les livres

Avoir 100 ans aujourd’hui n’est plus exceptionnel, mais exercer encore un métier à cet âge voilà qui l’est beaucoup plus. À dire vrai, il s’agit moins d’un métier que d’une passion. Au fil des ans, cette passion – la lecture – s’est confondue avec un mode de vie. Et il est probable que seule la mort y mettra fin. Le centenaire (il fêtera ses 100 ans ce 21 mai) dont je parle n’est autre que l’éditeur Maurice Nadeau, dont l’anniversaire est célébré par la parution d’un recueil d’entretiens avec Laure Adler et la réédition de deux livres : Grâces leur soient rendues. Mémoires littéraires et Serviteur ! Un itinéraire critique à travers livres et auteurs depuis 1945.

Face à Laure Adler, à qui il ouvrit les colonnes de son journal, la Quinzaine littéraire, alors qu’elle était encore étudiante, Maurice Nadeau se dévoile un peu plus que dans ses Mémoires, acceptant de raconter quelques épisodes d’une vie bien remplie, du militantisme politique à l’engagement littéraire, et jalonnée surtout de rencontres avec des « passants considérables » de Boris Souvarine à André Breton, de Samuel Beckett à Jorge Luis Borges, de Michel Leiris à Henry Miller, d’Henri Michaux à Victor Serge…

Issu d’un milieu modeste, cet élève brillant, grand et précoce dévoreur de livres, gravit une à une les marches de la « méritocratie républicaine » jusqu’au concours de Normale Sup Saint-Cloud, où il devient un ardent propagandiste du Parti communiste avant de se faire exclure et d’adhérer à ce qui deviendra le mouvement trotskiste. C’est après la Seconde Guerre mondiale, et son engagement dans la Résistance, que Maurice Nadeau abandonne l’enseignement pour le journalisme – à Combat auprès de Camus et de Pascal Pia –, puis l’édition où il livrera ses batailles les plus admirables.

Grâce à René Julliard – avec qui, pourtant, il ne partageait pas grand-chose, comme, plus tard, Robert Laffont –, il lance une revue, les Lettres nouvelles, qui se prolongera en collection où il publiera des auteurs alors inconnus promis à devenir des classiques : Lawrence Durrell, Henry Miller, Malcolm Lowry, Leonardo Sciascia, Witold Gombrowicz, Arno Schmitt… Qu’il ait privilégié les auteurs étrangers ne doit pas faire oublier qu’il fut aussi le découvreur de Claude Simon, de Georges Perec, et l’éditeur de Michel Houellebecq, envers qui il se montre aujourd’hui lucidement critique : « Un bricoleur qui a du talent et dont le souci est de se faire connaître. »

Se penchant sur son étonnant parcours de franc-tireur de l’édition, Maurice Nadeau, avec modestie, rend grâce au hasard et aux rencontres, occultant ce qui fait de lui l’un des grands éditeurs de son temps : la curiosité, le flair, la générosité, l’intransigeance, le goût d’admirer, le primat de l’écriture, le désintéressement, et la persévérance. Au mépris de la quête du best-seller, du factice et du retour rapide sur investissement, auxquels sacrifient trop de ses confrères.