Livres hebdo, 22 février 2002, par Christine Ferrand

Le sculpteur et le biographe, l’auteur et le narrateur

Dans Matriochka, son quatrième roman traduit en France, Cristina Comencini s’interroge sur la création dans un troublant face-à-face entre une femme sculpteur et sa biographe.

« À ma mère » : la dédicace de Matriochka est une des clés du livre. C’est bien de la relation à la mère dont il va être question ici. C’est à une douloureuse interrogation sur la maternité défaillante que se livre Cristina Comencini. Mais, au-delà, le roman est surtout un fiévreux questionnement sur la création. « Je te défie de trouver dix femmes écrivains avec enfants », jette Chiara, la narratrice, à son mari. Mère de deux petits garçons, elle s’est spécialisée dans l’écriture de biographies, après deux tentatives romanesques inachevées, peut-être pour épargner sa vie de famille. « J’écris des biographies, pas des romans. C’est un métier, pas un art », martèle-t-elle comme pour se rassurer. Chiara va donc interviewer une femme sculpteur, une vraie artiste, elle, qui a eu son heure de gloire et qui est aujourd’hui à la fin de sa vie. Obèse, brutale, méprisante, elle lance comme parole de bienvenue à son interlocutrice : « Ne vous approchez pas trop. » Un message qui prend une singulière résonance chez la biographe qui sait qu’elle doit entrer en relation intime avec son sujet : « Les premières semaines, je n’ai qu’un maigre désir d’entrer aussi intimement dans la vie d’un inconnu ; je dois me forcer à assimiler ses habitudes, ses goûts, ses défauts, à comprendre ses raisons les plus intimes. » Mais entre fascination et répulsion, Chiara, abandonnée par sa mère à l’âge de trois ans, va finalement devoir se battre contre la tentation de fusionner avec Antonia qui a été toute sa vie assoiffée de l’amour que sa mère ne lui a pas donné. Au point qu’elle va tout mélanger, jusqu’à penser que c’est sa propre vie – ou du moins celle de sa mère – que lui raconte celle dont elle est chargée d’écrire l’histoire. Tenter de comprendre comment une mère peut abandonner ses enfants et ce qu’elle devient : « Des femmes vêtues de noir envahissent soudain mon esprit. Elles se lamentent, hurlent, pleurent : personne ne veut rester près d’elles ; comme des pestiférées elles habitent des grottes creusées dans la roche, elles sont sales et sentent mauvais. Tel est le destin de celles qui abandonnent leurs fils et leur homme. La vie ne pardonne pas » ; comprendre ce qui peut nécessiter cet abandon ; et comment, lorsqu’on a été abandonnée, trouver la force de créer. Toutes ces questions alimentent autant d’histoires qui s’enchâssent les unes dans les autres à la façon de ces petites poupées russes qui donnent leur nom au livre. Ce court roman prend une densité étonnante dans ses rebondissements d’une histoire à l’autre : les souvenirs d’Antonia éveillent ceux de Chiara qui, à leur tour, éveillent ceux du lecteur – ou plutôt de la lectrice tellement l’univers évoqué est ici féminin.

On retrouve bien là l’auteur de Sœurs et de Passion de famille. La fille du réalisateur de Cuore a une façon bien à elle, charnelle et quotidienne, de tisser plusieurs destins de femmes. Pourtant cette fois, on est transporté dans une espèce de tourbillon loin au-dessus de tout cela, dans un ailleurs onirique qui devient aussi une méditation sur l’acte créatif et sur l’écriture. À travers jeux de miroirs, tiroirs à double fond, rêves et fantasmes, le lecteur assiste au récit en train de se faire, sans cesse relancé à la manière des Contes des mille et une nuits. Et tout se termine, bien sûr, par un roman.