Politis, 21 mars 2002, par Jean-Claude Renard

Dans Matriochka, Cristina Comencini tire les ficelles de la création.

Il y a à la National Gallery de Londres une huile énigmatique du Titien, baptisée Allégorie du temps gouverné par la prudence, figurant un jeune homme, un homme mûr et un vieillard. Du visage surgit un autre visage. Les trois personnages révèlent les trois âges de l’homme. Le temps fait son œuvre, comme l’artiste vénitien exécute la sienne. Le dernier opus de Cristina Comencini possède quelque chose de cet empilement qui fait la vie. Non pas avec l’homme chez Le Titien mais avec la femme. À commencer par le titre, Matriochka, ces petites poupées russes en bois desquelles surgissent d’autres poupées. Semblables et à la fois différentes. Qu’on s’explique : une jeune femme (écrivain raté) est chargée d’écrire la biographie d’une autre femme, sculpteur célèbre, âgée, « monumentale », obèse, autoritaire et revêche d’abord. Au bout de l’attention et de la tension, un rapport (presque filial) s’instaure. Entre échange, don, abandon. Exactement ce qu’il faut pour accorder une place à l’autre, lui permettre d’exister. Et la biographie de passer du côté de la fiction, au fil d’imbrications qui voient les figures féminines se succéder au sein de cette femme gigogne, telle qu’elle apparaît dans le théâtre au XVIIe. Le reste est affaire de lecture à suivre de coins en recoins savoureux, malins, débusqués.

Le texte. À l’intérieur, un autre texte. Qui épouse les formes, s’encastre, glisse, s’immisce. La structure s’articule autour des bonds farouches, des rebonds retors, des correspondances (au besoin les interpelle), multiplie les échos. On est toujours dans le rappel, sans être dans la redite. Un tourbillon de la vie. Dans cette structure, Matriochka se lit aussi comme un exercice du possible littéraire, un jeu sur la fiction, la part biographique confrontée au récit. Rien de moins que les courbes, mutines et espiègles, de la création. Avec ses aléas. Et, à l’image de ces poupées qui entrent les unes dans les autres, le texte de Cristina Comencini s’enfle, se gonfle. Avec son poids de maternalité. Plein et entier. À l’accouchement du texte répond l’accouchement d’une vie, bric et broc de prises, de tentative fusionnelle en rejet angoissé, d’emprises, de passages en traboules délicats. Tout ce qui fait l’héritage, la part belle (et affreuse) au giron. Et dans les plis du texte, la langue, éminemment maternelle, cette fleur des nerfs, déliée, tournée vers l’émotion première, celle des origines, pour mieux recréer. Ce n’est alors pas un hasard si Matriochka a la mère pour dédicataire.