Sens, nº 1, 1992, par Brunot Chamet

Avec la parution de cet écrit cabaliste, c’est le second ouvrage traduit en français que nous possédions du grand penseur juif Moshé Hayyim Luzzatto (1707-1746). Le premier livre accessible au lecteur francophone avait été la traduction du Sentier de Rectitude (Messilat Yesharim) (1740) (P.U.F. 1956) reconnu unanimement comme un chef-d’œuvre de la littérature éthique du Judaïsme. Ainsi un événement à peu près comparable à l’accueil réservé à l’Introduction aux Devoirs des Cœurs du grand mystique sépharade Bahya Ibn Paqûda (deuxième moitié du XIe siècle) s’était donc reproduit auprès des communautés juives les plus diverses, quelque sept siècles plus tard, avec cet ouvrage de morale ouvrant à une vie spirituelle exigeante, écrit dans un tout autre contexte, mais considéré lui aussi comme un guide de vie intérieure pour tous et devenu un classique pour l’École du Moussar (mouvement éthique) en Lituanie.

La présente traduction offre une autre dimension de la puissante personnalité de M. H. Luzzatto : il s’agit du versant cabaliste de son œuvre intimement lié à sa vie. Moshé Hayyim Luzzatto, appelé le Ramhal, est né à Padoue en 1707 et l’on peut dire que durant toute son existence, et dès son plus jeune âge, la méditation de la cabale l’occupera intensément. Il mourra en Terre Sainte, à Saint-Jean-d’Acre, avec toute sa famille, d’une épidémie de peste, vraisemblablement en 1746, après avoir quitté Padoue et l’atmosphère de calomnie qui l’entourait depuis Venise, hostilité liée précisément à ses écrits sur la cabale et qui ira jusqu’à la prononciation d’un Hérem (interdiction) contre ses œuvres (1736). Il s’établit alors à Amsterdam qui représente, dans sa courte vie, une période sereine et fructueuse (1736-1743).

Par la place déterminante qu’elle tient, tant dans l’activité intellectuelle que dans l’expérience existentielle de M. H. Luzzatto, la cabale est ainsi ce fil conducteur qui permet de relier entre elles les multiples facettes de son œuvre.

Sans pouvoir entrer dans les dédales de la pensée cabaliste du Ramhal, tentons néanmoins de cerner ce qui est en jeu dans le présent écrit. M. H. Luzzatto fait donc dialoguer ici un philosophe et un cabaliste sur l’objet propre de la cabale, la forme de l’entretien rendant ces pages vivantes même si les thèmes abordés requièrent une certaine technicité en matière de cabale. Précisons que le philosophe que campe M. H. Luzzatto est un représentant authentique de la communauté d’Israël et non pas un simple philosophe sceptique, agnostique ou athée. Dans ses objections à l’adresse du cabaliste, le philosophe affirme fortement la foi d’Israël dans ce qui lui semble être sa pureté et sa simplicité premières, débarrassée des arguties de la cabale : « La foi en l’unicité du Créateur que partage toute l’assemblée de la communauté d’Israël, le fait qu’il dirige son monde, qu’il nous a donné Sa Torah et que notre messie viendra (…) » (p. 88). Il s’agit donc d’emblée d’un débat interne au judaïsme et non extrinsèque à la tradition juive. Progressivement et quasi insensiblement, nous assistons, au fil de ces pages et de ces cinq parties, à la lente conversion du philosophe qui, de polémiste virulent qu’il était au départ, accepte à la fin de se mettre dans la perspective de la relation féconde du disciple au maître.

L’une des pierres d’achoppement consiste assurément dans le rôle complexe que jouent les sefirotdans la pensée cabaliste. Ne pouvant entrer dans le détail de ce dialogue, qu’il nous suffise de dire que le philosophe inaugure cet entretien en reprenant les critique rationalistes classiques qui affirmaient que « toutes ces choses, ces sefirot et ces mondes n’engendrent que l’embarras » (p. 88) face à 1’unicité de Dieu et même qu’elles portent atteinte à cette unicité en introduisant en son sein la multiplicité ruinant la différence radicale qui sépare le Créateur de la créature.

Toute l’argumentation du Ramhal vise au contraire, en ces pages, à montrer que la foi traditionnelle d’Israël n’est en rien menacée par la cabale, mais que cette dernière, science prophétique tant par son origine que par son objet, entend présenter non seulement une méthode mais aussi les règles d’une herméneutique des visions des prophètes.

Ajoutons que les lecteurs francophones ont ici, par cette première traduction d’un écrit cabaliste du Ramhal, une édition particulièrement soignée suivant une version plus complète récemment établie. Les notes sont nombreuses, explicitant les multiples allusions aux concepts et écrits de la cabale.

En guise de conclusion sommaire, il est instructif de noter les trois lignes de force majeures que la postérité retiendra de cette œuvre foisonnante et qui représentent finalement les trois grands courants du judaïsme moderne :

1. La Hassidout, le mouvement mystique, s’est penché plus particulièrement sur l’œuvre cabaliste de l’auteur, controversée à son époque, mais considérée aujourd’hui comme tout à fait originale.

2. Le mouvement de la Mitnagdout (opposants résolus au hassidismeau nom du primat des études talmudiques, de tendance rationaliste) s’est attaché, quant à lui, plus directement à l’œuvre éthique évoquée ci-dessus. L’illustre Gaon de Vilna mettait très haut le Sentier de Rectitude et considérait que cette œuvre faisait apparaître une lumière nouvelle sur la terre (cf. p. 31). Les écrits cabalistes n’étaient pas pour autant ignorés.

3. Le troisième courant, constitué par la Haskala, a retenu exclusivement l’œuvre poétique et théâtrale de M. H. Luzzatto. Par ses drames écrits en hébreu, par ses réflexions sur la rhétorique et la stylistique hébraïques, il est aujourd’hui considéré comme l’initiateur de la renaissance de la langue et de la littérature hébraïques modernes.

On voit ainsi, par cette triple dimension brièvement évoquée, combien M. H. Luzzatto représente une figure puissamment originale du judaïsme du XVIIIe siècle.