Notre histoire, septembre 1984, par Christian Troubé

Le Guide des égarés au carrefour de la Méditerranée

À l’époque des croisades, un juif espagnol s’imposa à la Diaspora comme un grand esprit de son temps. Moïse Maïmonide, théologien et savant, tenta de concilier judaïsme, islam et philosophie grecque en rédigeant le Guide des égarés. Une œuvre majeure du Moyen Âge.

Le monde juif était inquiet. Au nord, en Europe, la chrétienté vivait dans la frénésie de la première croisade. Au sud, au Maghreb, l’islam en effervescence nourrissait des querelles intestines. Le royaume berbère des Almohades – les « confesseurs de l’unité (divine) » – prenait le pas sur le règne des Almoravides, jugés trop laxistes, en politique comme en religion. En 1099, Jérusalem tombait aux mains des Francs. En 1147, le chef berbère Abd-al-Mumin prenait Tlemcen, Fès et Marrakech avant d’établir son emprise sur l’Espagne musulmane.

Au nord comme au sud, sous la croix et le croissant, les juifs vivaient les mêmes angoisses, les mêmes brimades, les mêmes exils. Les temps difficiles n’imposaient que trois attitudes : se convertir, émigrer ou mourir. Dans toutes les communautés, le petit peuple questionnait ses rabbins, ses savants et cherchait, au milieu de l’adversité, l’espoir et le réconfort de la Loi. Nombreux étaient ceux qui s’interrogeaient : le peuple juif avait-il toujours les faveurs de Dieu ? N’était-il pas abandonné au profit des disciples de Mahomet ? Où était donc la vérité d’Israël ?

C’est dans ce siècle troublé et dans ce contexte de perplexité théologique et métaphysique que se répandirent les écrits et la pensée d’un des plus grands sages du judaïsme : le Rambam, acronyme de Rabbi Moshe ben Maïmon, appelé par les Arabes Abu Imran Musa ibn Maymun, appelé encore Moïse Maïmonide. Deux de ses maîtres ouvrages allaient, entre 1158 et 1190, et au-delà, influencer fortement le judaïsme : la Mishne Torah, véritable code de jurisprudence de la vie juive et le Guide des égarés, (ou « Guide des perplexes »), traité théologique et philosophique, synthèse entre la tradition juive et l’héritage intellectuel grec à travers les thèses d’Aristote. Copiée, traduite, diffusée dans toute la Diaspora, discutée, controversée, la pensée de Maïmonide rayonna sur le monde juif tout entier, de Babylone à l’Espagne, de l’Europe à l’Égypte. Et traversa les siècles.

Évoquer l’histoire du Guide des égarés, c’est d’abord retracer l’itinéraire et la vie de son auteur. Né à Cordoue en 1135, fils d’un célèbre rabbin et descendant, dit-on, d’une illustre famille de talmudistes, Moïse Maïmonide connut, avant de s’établir en Égypte vers 1168, l’errance sur les routes de l’exil, lot commun de beaucoup de ces coreligionnaires. Mais c’est pourtant à Cordoue, au cœur de l’Andalousie musulmane, pendant les années de jeunesse et d’études, qu’il forgea les grandes lignes de la pensée qui devait, plus tard, l’animer. Carrefour de l’islam, du judaïsme et des philosophies grecques, Cordoue et l’Espagne brillèrent, sous les califes ommeyades, de mille feux. Salomon ibn Gabirol (1020-1050), Bahya ibn Paquda (vers 1080), Judah Halévy (1085-1141), parmi les lettrés juifs, développèrent la pensée théologique en la confrontant à l’héritage grec et aux spéculations philosophiques de l’islam.

Un jeune homme avide de toutes les sciences

Le jeune Maïmonide eut, bien sûr, connaissance de ses illustres prédécesseurs. De même, il fréquenta les savants arabes qui l’initièrent à l’astronomie, à l’algèbre, à la mécanique, aux mathématiques, tandis qu’il trouvait, auprès de son père, un enseignement du judaïsme du plus haut niveau. Très tôt, il détermine un système de travail auquel il restera fidèle toute sa vie : aller du concret vers l’abstrait. Pour tendre vers la perfection, pense Maïmonide, il faut d’abord passer par la logique, se diriger ensuite vers les sciences exactes avant d’aborder philosophie et métaphysique. À seize ans, il rédige donc une introduction à la logique, puis aborde les mathématiques et l’astronomie. À vingt ans, disent de lui ses contemporains, il semble posséder toutes les sciences et doctrines philosophiques. Il place Aristote bien plus haut que tout autre mais, déjà, affirme vouloir se consacrer avant tout à la recherche biblique, à l’étude de la Torah, au commentaire de la Mishna et du Talmud. Dès 1158, Maïmonide met en chantier un commentaire de la Mishna, la base du Talmud, la loi orale consignée par les rabbins entre le Ve siècle avant J.-C. et le IIe siècle après J.-C. Il en dégagera six cent treize commandements et treize articles de foi, un « credo » juif aujourd’hui encore intégré dans le rituel.

Au plus profond des persécutions

Mais, dès cette époque, Moïse Maïmonide est sur les routes. Fuyant l’Andalousie, il s’établit à Fès, puis gagne la Palestine – alors royaume franc – avant de trouver refuge en Égypte dans le califat fatimide, tolérant pour les juifs. Après dix ans de voyage.

À trente-trois ans, Maïmonide, qui choisit de s’établir à Fostat, où s’élève actuellement la vieille ville du Caire, compte déjà parmi les plus hautes personnalités juives de la Diaspora. Et pourtant, son œuvre majeure est encore à venir. Dans la suite de son Commentaire, publié début 1168, et de sesCommandements rédigés peu après 1170, il entreprend la rédaction de la Mishne Torah, ambitieux code en quatorze livres, littéralement « Répétition de la Loi », qui doit permettre, selon Maïmonide lui-même, « à chacun, et sans aide, de posséder la loi juive (…) en un recueil complet de toutes les institutions, usages et décrets, depuis Moïse jusqu’à la fin de la rédaction du Talmud… »

Œuvre de longue haleine ! Maïmonide passa dix ans à rédiger ce vade-mecum de la foi juive. Recopié livre par livre par les scribes, l’ouvrage se répandit dans toute la Diaspora méditerranéenne, de Babylone au Midi de la France. Partout, il emporta l’adhésion des savants, des étudiants, des rabbins, des fidèles et des juges. Depuis le Talmud, disait-on dans les communautés, rien de pareil n’avait été écrit.

Au peuple d’Israël, Maïmonide semblait avoir donné une nouvelle constitution. De toutes les parties du monde, par messagers, on le questionnait sur la Loi. On l’enjoignait également d’émettre des avis sur des points essentiellement métaphysiques. Au plus profond des persécutions, en terre d’islam, le peuple juif voulait se voir éclairé sur l’entendement de Dieu et sur le sort du monde. Fallait-il voir, dans ces temps troublés, les signes précurseurs de l’arrivée du Messie ? La question de la fin des temps posait aussi celle du début du monde et de son essence…

Pas de croyance sans intelligence

Ainsi naquit, sans doute, le projet du Guide des égarés. Fréquemment consulté, Maïmonide sentait, à travers les questions qui lui étaient posées, ses coreligionnaires écartelés entre deux cultures : la première, fermement ancrée, était la doctrine, la Loi ; la seconde, source de perplexité, d’« égarement », était d’ordre philosophique. Entre les deux, une représentation du monde ténue et inquiète. Maïmonide imagina donc un livre qui établirait un pont entre religion et philosophie, projet qu’il caressait depuis sa jeunesse. D’autres avant lui s’y étaient hasardés, penseurs juifs ou arabes. Ainsi Ibn Daoud, de Tolède, qui dans son ouvrage La Foi exaltée tenta le premier d’adapter la philosophie d’Aristote au judaïsme. Comme Ibn Daoud, Maïmonide vouait une grande vénération au philosophe grec, aussi décida-t-il que sa nouvelle œuvre serait la confrontation de l’aristotélisme et de la doctrine biblique autour de l’essence même de Dieu.

En 1187, à 52 ans, Moshe ben Maïmon, dit Maïmonide, Nagid (chef de la communauté) des juifs d’Égypte et médecin à la cour de Saladin, commençait la rédaction, en langue arabe et écriture hébraïque, du Dalalat al-Hayarin ou Guide des égarés, ouvrage qu’il dédia à un de ses disciples, Juda ben Simon de Ceuta. Écrasé par ses charges administratives et médicales, Maïmonide écrit lentement. Lentement et prudemment. Livre ésotérique, le Guide transgresse la loi qui veut que l’on n’expose les mystères bibliques que par sous-entendus et à une seule personne. Maïmonide s’adresse ici à une petite élite, « au-dessus, note-t-il, des intelligences vulgaires ». Il entend guider « l’homme religieux chez lequel la vérité de notre Loi est établie dans l’âme et devenue un objet de croyance, qui est parfait dans sa religion et dans ses mœurs, qui a étudié les sciences des philosophes et en connaît les divers sujets, et que la raison humaine a attiré et guidé pour le faire entrer dans son domaine ».

Sans détours, Maïmonide expose son propos : la métaphysique, longtemps dédaignée par les juifs, est un chemin possible pour aller à la rencontre de Dieu, mais elle s’adresse aux hommes avertis. Pour Maïmonide, pas de croyance sans intelligence, pas d’intelligence sans raisonnement. Le Guide des égarés inaugure dans le judaïsme une nouvelle ère : celle de la philosophie sacrée.

En trois livres et cent quatre-vingt onze chapitres, Maïmonide pose les principes d’une « théologie rationnelle dans laquelle la pensée philosophique maintient tous ses droits », s’appuyant sur une érudition peu commune qui manie avec ampleur les systèmes de pensée juif, arabe et grec. La première partie du Guide est tout entière consacrée à des questions préliminaires. Maïmonide y explique le sens d’un certain nombre de mots homonymes que le lecteur peut rencontrer dans la Bible, en insistant sur leur sens métaphysique lorsqu’ils sont appliqués au divin. De même des attributs que l’on attache généralement à Dieu.

Controverses et traités médicaux

Dans le livre second, Maïmonide établit l’existence d’un Dieu unique, échappant à l’espace et au temps ; celle d’êtres immatériels ou « intelligences séparées » entre Dieu et l’univers ; celle de la création d’un monde par la volonté de Dieu, de sa révélation et de l’inspiration prophétique. Sur ce point de la création du monde, Maïmonide constate les opinions divergentes de la religion et de la philosophie. Pour le croyant, le monde sort du néant par la libre volonté de Dieu, et il y eut commencement. Pour les philosophes, note Maïmonide, il a toujours existé – de toute éternité et pour l’éternité – ce qui ne saurait s’accorder avec l’existence de Dieu professée par la religion. Maïmonide aborde ensuite le phénomène de la prophétie. Pour lui, c’est l’état le plus haut pour l’homme, l’« intellect actif », l’épanchement divin, thème qui se poursuit avec le début du troisième livre, avant que l’auteur n’aborde l’origine du mal moral et physique : l’homme est responsable et non Dieu, tranche Maïmonide.

Providence et libre arbitre font l’objet des chapitres suivants. Là encore, Maïmonide s’éloigne des philosophes : par son mérite ou son démérite, note-t-il, l’homme appelle sur lui la faveur divine ou porte la peine de sa désobéissance. En conclusion, Maïmonide reprend les termes de la Loi et en divise tous les commandements en quatorze classes, commandements qui, plus que des règles, sont là pour aider le cheminement de l’homme dans une recherche toujours plus profonde de Dieu.

En 1190, le Guide est achevé. Maïmonide, malade et fatigué, doit faire face à des controverses et polémiques épuisantes autour de ses commentaires de la Mishna qui se sont largement répandus depuis leur rédaction. Dans le même temps, il lui faut rédiger des traités médicaux à l’usage de la Cour, écrire des épîtres, recevoir les visiteurs. L’édition du Guide des égarés est disponible dans sa version arabe. Déjà, les copistes sont à l’œuvre. Dès l’année suivante, le livre est accueilli – favorablement – au Caire et commence à se répandre dans la Diaspora. Un temps, Maïmonide songe à en assurer la version hébraïque puis y renonce. C’est Samuel Ibn Tibbon, fils d’un juif andalou immigré en Provence, qui s’en chargera en 1202, sous le titre de More Nevouchim. Mais Maïmonide ne verra pas l’œuvre achevée : il meurt le 13 décembre 1204 à Fostat, et « juifs et Arabes pleurèrent sa mort durant trois jours ». Quinze jours plus tôt, Ibn Tibbon, la traduction achevée, s’était embarqué en Provence en direction de l’Égypte.

Dans sa version arabe ou dans sa version hébraïque, le maître livre de Maïmonide connut un indéniable succès auprès des lettrés du monde juif méditerranéen et même au-delà.

Un maître pour Thomas d’Aquin

A contrario, dans les communautés orthodoxes qui ne pouvaient admettre pareil manuel de philosophie, on brûla le Guide, et l’œuvre de Maïmonide fut au centre de violents débats. Dans les siècles qui suivirent, le Guide des égarés continua d’alimenter les passions avant d’être reconnu comme un chef-d’œuvre. Aux XIIIe et XIVe siècles, pour certains rabbins, Maïmonide est hérétique, tandis que certains philosophes juifs, comme Gersonide de Bagnols (1288-1334) ou Hisdaï Crescas de Barcelone (1340-1410) tentent de discréditer les arguments aristotélistes, et par là même Maïmonide.

Traduit en latin (vers 1520 ?) par un médecin juif, Jacob Mantino, et publié à Paris, puis par Jean Buxtrof le fils qui le publie à Bâle en 1629, le Guide des égarés eut également un grand retentissement dans la chrétienté. Mais bien avant cela, saint Albert le Grand et son élève saint Thomas d’Aquin s’en inspirèrent. De même, maître Eckhart, Nicolas de Cues, Leibniz et Spinoza.

Dans le monde juif, au fil des siècles, se répandit un proverbe : « De Moïse à Moïse, il n’y eut pas d’égal à Moïse. »

Le « Credo » de Maïmonide

1. Croyance en l’existence d’un Créateur et d’une Providence.

2. Croyance en son unité.

3. Croyance en son incorporéité.

4. Croyance en son éternité.

5. Croyance que Lui, et Lui seul, a droit à un culte.

6. Croyance en la parole des prophètes.

7. Croyance que Moïse est le plus grandes prophètes.

8. Croyance en la révélation de la Loi à Moïse sur le Sinaï.

9. Croyance en l’immuabilité de la Loi révélée.

10. Croyance que Dieu est omniscient.

11. Croyance en une rétribution, dans ce monde et dans l’autre.

12. Croyance en la venue du Messie.

13. Croyance en la résurrection des morts.