Tribune juive, 15 mai 1997, par Laurent Cohen

La douce kabbale de Rabbi Cordovero

Dans La Douce Lumière, Rabbi Moïse Cordovero propose une sorte de « défense et illustration » de la Kabbale et interprète Maïmonide dans un sens qui réduit l’opposition simpliste entre mystique juive et philosophie.

D’entre toutes les figures qui composèrent la quasi légendaire école kabbalistique de Safed, celle de Rabbi Moïse Cordovero (1522-1570) est certainement la plus fascinante. D’abord, parce que c’est lui qui se chargea de former le non moins célèbre Rabbi Isaac Louria, (surnommé le Ari ha Qadosh :le « Saint Lion »), peu après l’arrivée de celui-ci dans la ville ; or, les conceptions du Ari, sa cosmogonie et sa doctrine du Tsimtsoum (qui « signifie que l’existence de l’univers est rendue possible par un processus de contraction en Dieu » – Scholem) allaient bouleverser de fond en comble l’univers de la mystique juive. Et s’il est indéniable que le Ari fut un immense novateur dans le domaine de la spéculation ésotérique, l’empreinte de son maître demeure néanmoins perceptible dans certains textes dont le contenu – et non la rédaction, car le Ari a fort peu écrit – lui est attribué. Mais Rabbi Moïse Cordovero doit surtout sa réputation au fait qu’il entreprit d’analyser, voire de reformuler les grands thèmes de la Kabbale par le biais de raisonnements et d’exposés d’une rigueur peu commune et empruntant au syllogisme talmudique ses modes d’articulation.

Avec La Douce Lumière, on retrouve ce souci de logique et de clarté, mis cette fois au service d’une sorte de « défense et illustration » de la Kabbale. Certes, on peut juger quelque peu dépassé le ton polémiste de l’auteur, puisque depuis longtemps déjà, il est tout bonnement impossible de penser un judaïsme d’où l’élément kabbalistique serait « porté disparu ». Ceci mérite d’ailleurs d’être brièvement développé : on sait aujourd’hui que même les zones les plus exotériques du judaïsme – comme l’incontournable Shoul’hane Aroukh, qui conditionne l’existence quotidienne de tout juif pratiquant – se fondent sur des méditations mystiques ; rappelons d’ailleurs que l’auteur de l’ouvrage précité, sans le moindre rapport avec l’image de « rationaliste » qu’on lui accole parfois, fut un très grand kabbaliste, ainsi qu’en témoigne notamment le Journal qu’il a laissé à la postérité. Ainsi, la distinction que de rares auteurs s’opiniâtrent encore à établir entre un judaïsme de type maïmonidien d’une part (où seules les composantes hilkhatiques et philosophiques prédomineraient), et de l’autre, un judaïsme imprégné de mysticisme, cette distinction n’a plus aucune raison d’être, singulièrement depuis que la sensibilité kabbalistique est parvenue à s’insinuer dans tous les secteurs de la pensée juive. D’ailleurs, l’opposition entre Maïmonide et la Kabbale mérite elle-même d’être révisée : Moshé Idel a démontré récemment que dans certains cas, il est possible de parler d’une continuité entre le Guide des égarés et un groupe d’écrits kabbalistiques ; par ailleurs, nous savons qu’il existe des commentaires kabbalistiques du Guide – le plus fameux étant celui de Abraham Aboulafia (XIIIe siècle) – ou encore, que plus près de nous, Rabbi Méïr Simha Hacohen de Dwinsk (1843-1926) fut tout à la fois un exégète de Maïmonide et un fin connaisseur – doublé d’un fervent admirateur – du Zohar, qu’il cite d’ailleurs dès les premières pages de son chef-d’œuvre, le Méchekh H’okhma. Ces réflexions nous ramènent à Rabbi Moïse Cordovero, et à son ouvrage La Douce Lumière, où Maïmonide est très présent : dans le chapitre intitulé « De l’obligation pour le sage d’étudier les sciences métaphysiques », Cordovero justifie cette « obligation », en ayant directement recours aux fragments les plus philosophiques du Mishné Thora de Maïmonide – où nous lisons ainsi : « Le principe des principes et le pilier des sciences, c’est de connaître qu’il y a un être premier et que c’est lui qui impartit l’existence à tout ce qui existe… » ; ce que Cordovero commente en ces termes : « Or, il est évident que pour Maïmonide, ce précepte comprend la nécessité de concevoir, chacun selon ses capacités intellectuelles, la succession selon laquelle les existants proviennent de Dieu. » Ainsi, nous voyons que par un tour de force dont la hardiesse mérite d’être relevée, un des plus grands kabbalistes de tous les temps interprète Maïmonide dans le sens d’une incitation pressante à l’étude de la mystique ; et il poursuit : « En fait, tout cela est véritablement trivial, car comment expliquer le mot “connaître” comme signifiant [seulement] avoir foi en l’existence de la divinité ? S’il en était ainsi, il [Maïmonide] aurait dû dire : “Il y a un commandement positif qui consiste à croire qu’il existe là-bas un Dieu…”, or ce n’est pas ce qu’il a dit, puisqu’il [écrit] “de connaître”, c’est-à-dire qu’il exige une véritable connaissance et une saisie parfaite du divin selon les capacités de l’intellect humain. » Loin du schéma antithétique que posent certains chercheurs (généralement étrangers à l’univers de la foi, comme l’a souvent fait remarquer le Rav Soloveitchik) lorsqu’il est question de Maïmonide et de Kabbale, Cordovero fait du premier l’annonciateur et le préfigurateur de la seconde. Par ailleurs, Cordovero fait également sienne la tentative de liquidation des anthropomorphismes qui est à l’œuvre dans Le Guide des égarés. Un fragment, qui mérite d’être cité au moins partiellement, permettre de mieux réaliser encore la proximité des deux penseurs : « Celui qui pense que Dieu est un vieillard, puisqu’il est dit : Un antique des jours s’assit (Dan. VII, 9) ; qu’il est si vieux qu’il a les cheveux blancs, puisqu’il écrit :La chevelure de sa tête comme de la laine nettoyée (ibid.) ; qu’il est assis sur un splendide trône de feu étincelant de toutes parts, comme il est écrit : Son trône était en flamme de feu (ibid.) […] – un tel homme ne fait qu’attribuer à Dieu de la corporéité et tombe dans une des trappes qui mènent à la perte de la foi. C’est seulement dans ses fantasmes qu’il améliore sa crainte de Dieu. » Outre les nombreuses surprises que réserve donc La Douce Lumière sur le thème des rapports entre Kabbale et philosophie maïmonidienne, l’ensemble du livre offre enfin une idée juste et libérée de toute préconception de la mystique juive – à l’étude de laquelle Cordovero se propose, dans les derniers chapitres, d’introduire le lecteur.